lundi 25 novembre 2013

Une vie sans histoire


(Publié le 5 Juin 2011 sur "le blog de Flora")
   J'ajuste la couverture sur les genoux d'Edmond. Le corps volumineux et inerte cueille les ultimes rayons du soleil d'automne. Rayons pâles, à peine tièdes. Tout est en ordre: le verre d'eau avec la paille, le transistor qui diffuse de la musique en sourdine et le coussin à fleurs soutenant la tête.
   Je me reproche la hâte avec laquelle je quitte la maison et son atmosphère lourde. A l'image de ma vie. Dehors, je prends une profonde respiration, comme une bouffée de liberté. Quarante ans déjà...
   Rien ne rendra ma jeunesse, je ne retrouverai jamais Hilke, la blonde appétissante avec ses fossettes et ses yeux de biche qui, à dix-huit ans, avait succombé aux pressions amoureuses de son fiancé, évaporé dès l'instant où l'existence d'un bébé devint manifeste... Fille-mère de la honte! Avec cette tare, je ne pouvais compter que sur la charité d'un homme. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais assumé avec dépit mon petit garçon qui me regardait avec les grands yeux bleus de mon fiancé fantôme. Pour ma mère, j'étais la tache sur la réputation familiale qu'elle essayait de sauvegarder tant bien que mal, en élevant seule, veuve, ses quatre filles.
   Pas un jour ne passa sans ses exhortations pour que je me trouve un mari. De guerre lasse, je décidai d'en finir avec ses sermons. Un soir je rentrai en prononçant cette unique phrase: "Ca y est, je me marie le mois prochain." 
   Edmond, je ne le regardai véritablement que ce soir-là, pour la première fois, lorsque sa question arriva, au moment opportun de mon exaspération. "Tu cherches un mari? Je suis là."
   C'était un homme épais avec son tablier blanc, massif derrière son comptoir, à manier avec aisance les couteaux de différentes tailles, dans les effluves appétissantes des saucisses et des boudins, jambons dodus et pâtés alléchants. Je le soupesai tout entier, sa quarantaine solitaire, son crâne dégarni avec le crayon planté derrière son oreille droite, ses bras poilus dépassant de la veste grise.
   Une fille "en main"  -  c'est l'effet que cela me faisait. Pour rassurer ma mère. Pour me donner de la respectabilité dans le patelin.
   J'honorai le contrat avec loyauté. De son côté, il éleva mon fils  et m'aima à sa façon. Pour moi, l'amour demeura du domaine du devoir conjugal dont je m'acquittai les dents serrées, en attendant que ça passe... Le vrai, celui dont les fugaces reflets faisaient leur rappel, par moment, dans les yeux de mon fils, s'était depuis longtemps évanoui dans un passé sans mémoire...

mardi 29 octobre 2013

Bribes de mémoire 15. Ma grand-mère maternelle


(publié le 19 Octobre 2008 sur http://flora.over-blog.org)


ma grand-mère vieille
portrait que j'ai fait lycéenne
pendant les vacances

   Cette autre grand-mère, maternelle, je la fréquente tous les étés, pendant vingt ans, lointaine, au goût des vacances ensoleillées, d'une grande tendresse envers ses petits-enfants. Éternellement habillée en noir ou en bleu foncé, l'immanquable fichu sur la tête (noué souvent vers l'arrière, sur la nuque, à la différence de mon autre grand-mère), un tablier bleu devant elle - et surtout, volontiers pieds nus tout l'été. Elle passe son temps libre assise devant sa fenêtre, une jambe repliée sous elle. La fenêtre donne sur la route perpendiculaire qui se perd vers l'horizon boisé et sablonneux d'où les nuages de poussière soulevée par les charrettes à cheval font apparaître parfois ses deux fils, ses tripes, ses enfants chéris. Elle a aussi deux filles : ma tante et ma mère. Elle colle le petit suffixe tendrement possessif à leurs prénoms aussi bien qu'à ceux de ses fils. Cependant, elle ne se couche jamais sans avoir vérifié si les deux fils sont bien rentrés. Parfois, je la vois par la fenêtre : sa silhouette droite, les mains nouées sous son tablier, elle monte la garde au coin de la maison, telle une sentinelle, fixant la route jusqu'à plus de minuit, pour guetter le phare de la moto qui doit ramener le plus jeune chez lui. Elle peut alors se coucher, rassurée.

   
à gauche en corsage blanc, avec sa soeur
Mes intuitions d'enfant se vérifient aux récits de ma mère et de ma tante. Il y a des mères "à fils" et des mères "à filles". Ma grand-mère est des premières. Je ne saurai jamais ce qui lui a inspiré le mépris profond et inconscient, devenu impitoyable envers la gent féminine. Elle laisse partir - si elle ne la pousse pas - sa fille de dix-huit ans à l'autre bout du pays, au bras d'un homme qui lui inspire confiance et sympathie (entièrement méritées, au demeurant). Je suis intimement persuadée  qu'elle paye ce geste par des décennies de remords qu'elle tentera de compenser par un excès de tendresse et de générosité. 

   Ma mère souffre de l'éloignement, ne se plaint jamais de son enfance et appelle sa mère "ma douce mère", une expression jadis courante. L'été donne l'occasion à de joyeuses retrouvailles qui se terminent par des séparations poignantes pour un an.

J'ignore par quel instinct ma mère devient une mère gaie et aimante. Une chose semble sûre : ce n'est pas la sienne qui lui sert de modèle durant les dix-huit premières années de sa vie...



mercredi 9 octobre 2013

Fauteuil Voltaire (micro-fiction)


   
 Je me considérais comme un mari modèle. Après vingt-cinq ans de vie sans faille, aux côtés de la même femme, je me suis vu avec une auréole autour de la tête, ce matin, en me rasant devant la glace de la salle de bain. J'ai aussi fait le constat de mon reflet: un homme de cinquante ans, avec des cheveux fatigués, grisonnants qui avaient du mal à dissimuler les plages désertes... Des traits enflés, quasi disparus dans des joues rebondies, hérissées de poils gris, des valises sous les yeux... Un sourire las découvrait des dents jaunies par les cigarettes... Mon regard a continué l'impitoyable exploration, glissant sur le cou, disparu dans les épaules, le dos voûté et enveloppé, la ceinture de graisse enrobant si généreusement la taille que j'avais du mal à apercevoir le bout de mes pieds...

J'étais effaré! En un éclair, j'ai pris conscience que j'allais dans le mur. Les vingt-cinq dernières années ont défilé en quelques secondes, comme si j'avais feuilleté un album de photos. Le fringant jeune marié sur le parvis de l'église, sous une pluie de grains de riz, dans le crépitement des appareils-photos... L'euphorie des premiers temps avec Cécile où je me croyais l'homme le plus chanceux de la terre! A-mou-reux! Ma femme était la plus belle, la plus appétissante, en dormant, au réveil, décoiffée, les yeux bouffis de sommeil ou pomponnée, je ne me lassais pas de la regarder, de la toucher.

Deux enfants, avec deux ans d'écart. Les grossesses ont effacé sa taille de guêpe mais pas mes sentiments! Ronde comme une pomme, elle était encore à croquer! Elle a abandonné son travail pour mieux s'occuper des enfants. Je n'en étais pas mécontent: une maison est incomparablement plus accueillante avec une fée au logis! Une gardienne du foyer afin que la chaleur en reste toujours diffuse... Je ne me suis pas préoccupé un instant de savoir si elle était comblée. Je l'estimais telle et cela suffisait à me rassurer.

Depuis ce matin, l'image de la glace me poursuit. Mon regard glisse sur Cécile, sans s'arrêter. Ma femme est-elle devenue un meuble, au même titre que le fauteuil Voltaire qui m'accueille pour mes somnolences devant la télé? Usé mais confortable... s'accommodant à la forme de mon corps, le moulant presque... Je n'ai pas besoin de la regarder, l'image mentale me suffit. Je sais que ses cheveux sont tirés, que deux rides amères enserrent sa bouche, tirant vers le bas la commissure des lèvres... Au fond, je n'ai pas envie de la regarder. Elle me renvoie l'image de ma propre déchéance.

mardi 8 octobre 2013

A propos d'Odilon Redon

(publié le 11 avr. 2011 sur le blog de Flora)
   
   Odilon et son araignée souriante... Ses têtes bleues émergeant d'un océan originel... Et surtout, la sensualité de ses pastels, capables de révéler des couleurs insoupçonnées! Je ne suis pas particulièrement attirée par le sujet des natures mortes, des fleurs ou des paysages. Depuis la première fois que j'ai vu un recueil de bouquets d'Odilon Redon, j'ai été définitivement découragée de toute tentative d'y toucher... Comment approcher une telle perfection dans l'originalité  -  ne parlons même pas d'espérer  l'égaler; comment songer alors à la dépasser?...
   Je constate, surprise, que beaucoup de gens ignorent tout de Redon ou le connaissent peu. Il réside sur mon Olympe personnel, en compagnie d'Egon Schiele, de Rembrandt, de Vermeer et de quelques autres, depuis de nombreuses années. Contemporain des impressionnistes mais toujours à part. En dehors des courants, élaborant son art, en suivant ses inspirations... Le Grand Palais lui offre sa première grande rétrospective depuis 1956. Je ne suis pas qualifiée pour trouver le tiroir dans lequel il convient de le ranger dans le classement des trés grands, des simplement grands et les remarquables de la peinture: je me contente de prendre mon plaisir et mon inspiration auprès de ses oeuvres, surtout les pastels et les lithographies. De plus, une découverte pour moi: la réédition par José Corti, de son journal d'entre 1867-1915 (un an avant sa mort), "A soi-même". Il m'attend pour que je le lise, le déguste pendant longtemps. Quel moyen extraordinaire de s'introduire dans le processus intime de la création! Je suis irrésistiblement attirée par le genre "journal", très différent de celui des "mémoires". Le premier est ancré dans le présent, pris sur le vif avec la fraîcheur, la spontanéité des impressions, des réflexions, dans le mouvement créatif même, tandis que le second constitue un regard en arrière, avec les souvenirs sélectionnés, "digérés" par la mémoire, embellis ou tus à l'occasion, selon les émotions qui s'y attachent...
La modernité toujours actuelle, l'essence même qui m'attire vers Redon se résume dans ces deux phrases tirées de son journal:


"Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l'indéterminé."
"Tout se crée par la soumission docile à la venue de l'inconscient."

samedi 28 septembre 2013

László Németh (1901-1975) * Répulsion ("Iszony" roman, extrait)










(publié le 16 Septembre 2008  in http://fora.over-blog.org)



László Németh est un des plus grands écrivains hongrois du vingtième siècle. Ses figures de femmes sont d'une justesse stupéfiante. Nelli, l'héroïne de ce roman se débat avec la répulsion irrépressible qu'elle éprouve pour son mari, épousé sur  l'insistance de sa mère. Malgré sa froideur, elle nous apparaît comme victime d'un destin qu'elle n'a pas vraiment choisi.



[...] La petite Zsuzsi était déjà couchée dans son lit, les quatre membres étirés, la couverture de travers, et moi, j'ai entrepris un raccommodage pour faire passer le temps. Sanyi, toujours éveillé, m'épiait à travers la fente, pas plus large qu'une allumette, de ses paupières mi-closes.

 -  Tu ne te couches pas encore ? a-t-il posé la question à plusieurs reprises.

 -  Non, je dois terminer ce vêtement, Zsuzsika va le mettre demain. 

  Les paupières espionnes ont fini par se fermer. J'ai senti qu'il faisait semblant de dormir, sa trop profonde respiration le trahissait. Pourtant, j'ai fini par me coucher, épuisée par la nuit précédente. Je restais étendue, les yeux ouverts, guettant le moment où il se mettrait à parler. Je savais que ses yeux chafouins demeuraient ouverts ; tiens, il a même cessé le jeu de la respiration profonde, n'attendant que le laps de temps convenable pour ouvrir la bouche. Parmi tous les supplices de la vie commune, cette attente est la plus atroce. Son côté incontournable est aggravé par la torture du retour. Pendant quelques jours, Sanyi a été absorbé par la maladie, mais telle la nouvelle lune, le voilà grandissant, regonflé, tu n'y échapperas pas.    

  -  Nellike, tu es réveillée? - arrivent les mots inévitables.  -  J'ai la gorge sèche.

  -   Ta limonade est sur ta table de nuit  -  ai-je dit, essayant de me dominer. Petit bruit de farfouillement.

  -  Tu vois, j'en ai renversé sur moi. Tu n'as pas un mouchoir?...

  J'ai pris le mouchoir sous mon oreiller et le lui ai passé.

  -  Laisse-moi ta main.  Je n'arrive pas à m'endormir.

  Si je ne lui avais pas laissé ma main ou si je m'étais levée, rien ne serait arrivé. Mais je l'ai laissée. J'ai bataillé avec mes nerfs, je me suis mise à l'épreuve pour savoir si je tiendrais. 

  -  Pourquoi tu ne m'as pas rejoint dans mon lit cet après-midi ? -  a-t-il chuchoté emprisonnant ma main.  -  Viens maintenant.

  -  Je n'y vais pas, laisse-moi tranquille  -  ai-je répondu brutalement. 

  -  Alors, c'est moi qui y vais  -  a-t-il roucoulé en sautant dans mon lit.

  Les relents de sueur de cet après-midi ont de nouveau envahi mon nez. Et avec, tout ce que je redoutais depuis des heures. Non, je ne le tolérerai pas, même si je dois en mourir. Cette fois-ci, je ne me laisserai pas faire, ai-je décidé en me penchant en arrière et dressant mon oreiller devant moi. Mais Sanyi me tenait déjà par la taille, m'attirant vers lui.

  -  Tu sors tes griffes ? Alors, griffe-moi, ai-je entendu sa respiration brutale de l'autre côté de l'oreiller. 

  L'horreur a décuplé mes forces. J'ai appuyé l'oreiller contre son visage et je l'ai repoussé d'un coup de pied.

  -  Tu ne me laisseras donc jamais en paix -  ai-je crié. Et, avec rage, j'ai repoussé sa tête en arrière.

       Tout d'un coup, je n'ai plus senti de résistance de l'autre côté de l'oreiller, j'étais couchée sur lui, dans son lit, avec l'oreiller entre nos deux visages.  -  Sanyi, ne joue pas  -  ai-je crié, rejetant l'oreiller. Et j'ai rampé désespérément vers le bord du lit pour atteindre la lampe de chevet et les allumettes. J'en ai cassé cinq avant de pouvoir allumer et la petite lampe (dont le cercle lumineux avait tant de fois guidé nos pas en rentrant par la Grande Rue) a éclairé son visage. Sanyi ne jouait pas. Si oui, c'était avec beaucoup de talent. Il était allongé sur son lit, les yeux mi-clos, immobile. [...]


traduction: Rózsa Tatár

jeudi 26 septembre 2013

Bribes de mémoire 16. Rêves promis





Publié le 3 Novembre 2008

   



   Nos premiers départs en vacances chez les grands-parents maternels s'apparentent plutôt à des expéditions et en y repensant, j'admire le courage et la ténacité de ma mère pour s'y lancer, aller et retour, à travers un pays qui se remet lentement des blessures de la guerre. D'après ses récits, la première traversée de Budapest en tramway, avec un bébé de six mois - moi-même - et les bagages, est épique. La ville offre un spectacle de désolation. Encore en ruines en 1948 car les Allemands s'en sont retirés au printemps 1945, sous la poussée de l'armée russe et après avoir fait sauter les huit ponts sur le Danube, en plein après-midi, chargés de piétons et de véhicules...

   Il faut prendre le train vers huit heures du soir, en changer trois fois avant d'arriver le lendemain après-midi (cela donne une idée de la vitesse des trains aux banquettes en bois, d'un confort très rustique et des temps d'attente interminables, pour faire moins de quatre cents kilomètres), dans une petite gare. Mais ce n'est pas encore fini! Le village de nos rêves se cache dans les collines, à quelques kilomètres de la gare. C'est mon oncle qui vient nous chercher, et en fiacre, s'il vous plaît, comme des vrais seigneurs! Le fiacre ne sert que pour les grands jours, essentiellement pour des mariages et pour notre arrivée!
    
    Ma mère prétend depuis toujours que l'air ne contient pas la même dose d'oxygène, une fois le Danube traversé, mais bien supérieure, et nous le ressentons effectivement ainsi. A mesure que nous nous approchons de la montée vers la maison des grands-parents, l'excitation augmente et je la ressens des décennies plus tard, intacte, tant elle m'envahit à chaque fois comme une onde bienfaitrice, une promesse de pur bonheur qui m'attend à coup sûr. 
   
   La maison se remplit aussitôt : les oncles, les tantes et les cousins accourent de toute part et une quinzaine de personnes se serrent dans la petite cuisine de ma grand-mère, dans un bruissement joyeux. On constate les changements survenus depuis l'an passé, les enfants grandis, un ou deux bébés de plus. Les vieux ne changent pas. Ils ont toujours la même allure, immuable. Ils le resteront ainsi pour l'éternité, dans ma mémoire...

lundi 23 septembre 2013

Zoltán Körösi * Sang de cerise (fin de la nouvelle)


(publié le 6 Novembre 2008 dans "Le blog de Flora)

[...] Chaque fois, je m'installe devant le miroir, je me regarde, je regarde mon visage, ma chevelure, j'y cherche les fils blancs.  Il arrive que j'enlève aussi ma chemise et je me demande pourquoi ce corps, le mien, ne veut pas admettre que je suis encore la même à l'intérieur. Je me regarde dans le miroir mais, jour après jour, c'est une vieille inconnue qui renvoie mon regard.
   Son visage est ridé, ses yeux délavés.
   Je me coiffe, je peux rassembler dans ma main une poignée de cheveux tombés.
   Bien sûr, je sais, tout le monde a cru à l'époque que je n'irais pas à l'enterrement, que j'aurais peur ou honte. Ils pouvaient croire tout ce qu'ils voulaient.
   Béa gisait encore dans le plâtre, on parlait d'eux dans les journaux, ça s'était passé près de Lepsény, comme dans une blague, la Wartburg au nez rond avait été emmenée directement à la casse, et moi j'étais là, à côté du trou, du tas de terre. J'avais mis des bas noirs, une jupe noire, un corsage noir, tout en noir, comme une vraie veuve, et c'était ce que j'étais, je me tenais au deuxième rang mais j'avais fait faire une couronne de vingt-cinq roses, des boutons rouges cerise parmi des branches de pin, pour qu'ils fleurissent encore des jours après. La lumière coulait à flot et le soleil brillait, j'écoutais la musique stridente venue des haut-parleurs, les instruments à vent grinçants, et les cymbales qui éternuaient dignement. Un homme vêtu d'un costume sombre se tenait derrière le micro, il allait faire un discours lorsqu'il s'est mis à pleuvoir d'un seul coup, des petites gouttes mais qui tombaient très dru, comme si on avait arrosé avec une sorte de gigantesque tuyau, et pendant ce temps-là, le soleil continuait de briller, aucun nuage ne bougeait, pourtant, en un instant le sol est devenu gluant, glissant. L'asphalte devait l'être aussi à Lepsény, ai-je pensé, et j'ai tourné mon visage vers le ciel pour que l'eau le lave, qu'elle coule tout le long de mon visage, je n'ai rien à faire du maquillage, ce sera comme si j'avais pleuré.
   C'est vrai, j'ai toujours su me taire mais jamais pleurer.
   Je ferme les yeux, sans dormir bien sûr, mais tout s'éloigne progressivement, j'ai l'impression que le temps s'estompe, mais en moi, à l'intérieur, il reste immobile.
   Des taches rouges et noirs, derrière mes paupières.
   Le soleil y brille.
   Et j'entends, j'entends distinctement qu'ils bavardent là, dans la chambre, un homme et une femme, avec peu de mots, ou plutôt disant rarement quelque chose, comme ces gens qui se connaissent tellement que les mots sont superflus. Ils avalent des syllabes ou bien ce qu'ils disent n'a même pas de sens, il suffit qu'ils soient ensemble tous les deux, leurs voix, leurs corps, indissociables.
   Et lorsque le soir, entre les cheminées et les murs sans fenêtres, le soleil brille de nouveau jusqu'ici en oblique, lorsqu'il ne fait presque qu'effleurer les maisons de la rue Pannónia et que sa lumière est rouge, comme du sirop de cerise épais et collant qui coulerait tout autour des fenêtres noires, moi, je m'accoude de nouveau du côté de la rue, je regarde les vitrines déjà éclairées qui attirent les insectes, les moustiques, comme des voiles vivants s'agitant autour des lumières, et je regarde les autos, le bus numéro 15 qui déverse et qui aspire les gens, oui, je regarde avant tout les gens, ils se dépêchent, ils se prennent par le bras, ils se bousculent, ils s'évitent les uns les autres, comme ils sont nombreux! c'est une idée qui me vient toujours, mais seulement comme ça, comme si ce n'était pas moi qui le pensais, moi qui vis ainsi, comme si, jusqu'ici, j'avais seulement rêvé ma vie entière, les jours cliquettent comme un moteur de Wartburg, ils cliquettent, moteur deux temps oblige, et je sais que la vie qui est en moi, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus moi.

(trad. Rózsa Tatár  pour la nouvelle de Zoltán Kőrösi: Sang de cerise  in  "Sang de cerise" recueil de nouvelles, éditions Noran 2001)

jeudi 5 septembre 2013

Bribes de mémoire 14. De ma mère...



Publié le 7 Octobre 2008


Ma mère est originaire de l'autre bout du pays et même si cela ne fait pas une grande distance à l'aune de la France, l'autre bout est quand-même l'autre bout, avec ses différences de mentalité, de climat, de paysage et de la façon de chanter la parole. Elle prétend même que l'air que l'on respire a une autre saveur là-bas... C'est ainsi que le petit village d'une centaine d'habitants, perdu dans les collines couvertes d'acacias et de chênes, prend pour nous, enfants, le goût d'un authentique paradis où nous passons nos vacances d'été pendant vingt ans !
Elle n'a pas dix-neuf ans lorsqu'elle débarque, au bras de son mari tout neuf, dans la maison de ses beaux-parents où il faudra bien qu'elle s'impose. Elle qui ne s'est jamais éloignée de son village au-delà de la ville voisine, fait d'un coup un bond de quatre cents kilomètres pour ne revoir la famille, les amis, le clocher de son église qu'une fois par an. Elle ne comprend pas bien le patois local et les gens moquent son accent, exotique pour les autochtones.
La belle-mère entend bien sauvegarder son territoire mais ma mère, même intimidée au début, n'est pas de la trempe de ceux que l'on plie longtemps... Mes souvenirs les restituent toutes les deux, déjà pacifiées, avec la tension rentrée sous le tapis et y maintenue avec vigilance par la plus forte. Tout au plus, elle me dit : "tu ressembles à ta grand-mère" dans les moments où elle n'a pas envie de me complimenter. Je pense que leur méfiance réciproque perdure jusqu'à la fin de la vie de ma grand-mère, malade d'un cancer que ma mère soigne à la maison jusqu'à son dernier soupir...
Devenue veuve à soixante-sept ans, à terre une seconde fois huit ans après, à la mort de mon frère, je lui propose de noter l'histoire de sa vie pour l'aider à surmonter sa détresse. Ses premières "bribes de mémoire" à elle avoisinent, dans un gros cahier, les recettes de cuisine, les registres des dépenses mensuelles. Lorsqu'elle me les fait lire pour la première fois, je surprends le soin instinctif de la bonne élève d'autrefois, dans la vivacité et la souplesse de son écriture.
Je lui fait part de ma surprise : "Comment se fait-il que ta mère est si absente de ces pages?" Elle dit avec stupeur : "Tiens, c'est vrai. Je ne m'en suis pas rendu compte. Maintenant que tu le dis, je n'ai aucun souvenir de tendresse venant de ma mère"...

mercredi 4 septembre 2013

Gilbert Millet * "Le carillon" nouvelle, extrait




Publié le 17 Septembre 2008 sur Over-blog


   "Une main tremble sur le drap, celle qui bouge encore, serrée sur la télécommande. Dans cet état, tout chirurgien perdrait réputation et compte en banque. Privés d'un oeil ou deux pour un sursaut incontrôlé des doigts, ses patients multiplieraient les lettres d'injures, écrites en braille. Les plus virulents viendraient se plaindre, tentant de l'assommer à coups de canne blanche, heureusement bien imprécis, jetant sur lui d'énormes chiens-guides. Ayant renoncé depuis longtemps à l'ophtalmologie, Pierre ne risque plus rien. Son fils aîné lui a succédé, maître du cabinet, des deux étages de la clinique et des multiples pièces de la propriété. Parmi toutes les chambres, Christian proposait de lui en laisser deux, sur l'avenue, les plus bruyantes. C'était six mois après la mort d'Emilienne. Pierre n'avait plus envie de se battre ni d'encombrer les autres. Il refusa.
   Un claquement lui fait tourner la tête et murmurer la mélodie muette, le son du carillon, réconfortant, aimable qui a ponctué tous les quarts d'heure, pendant un demi-siècle, dans la salle à manger ou à travers les murs, le jour comme la nuit. Ici, il a fallu y renoncer, à cause de la minceur des cloisons, pour ne pas déranger les autres pensionnaires, d'anciens médecins grincheux qui s'auscultaient sans cesse, voyant leurs corps se délabrer sans rire d'aussi bon coeur que lorsqu'ils étaient jeunes, parlaient entre eux de leurs malades et disséquaient, goguenards, les pires infirmités. Pour la même raison, le téléviseur est réduit au silence, son ouïe affaiblie ne pouvant pas capter les décibels chétifs que l'on veut bien lui concéder.
   La grande aiguille fixe le douze, moment privilégié où la musique résonne, se prolonge avant de libérer les coups. De la vente aux enchères, Pierre se souvient parfaitement. Il débutait alors, était marié depuis huit jours et il fallait meubler l'appartement, le premier, celui qui ne comptait que trois petites pièces en plus du cabinet. Un rival acharné, myope aux montures d'écaille, était monté jusqu'à des sommes déraisonnables. L'achat du carillon en devenait incompatible avec l'état de leurs finances. Ils avaient tant de choses plus utiles à acheter... Emilienne avait néanmoins insisté et rien, personne ne résistait à Emilienne, surtout pas lui.
   Au fil des ans, la soumission s'était accrue. Il n'en souffrait pas trop, trouvait un apaisement à voir sa vie privée s'organiser sans lui. La perfection fut atteinte le jour où il devint capable de précéder tous les désirs de son épouse, portant des cravates vertes ornées de fleurs, se nourrissant de soja, d'épinards et de graines, sans regretter les viandes saignantes, faisant l'amour fenêtre ouverte, même les jours de gel, sous le regard de quatre chats dont chaque miaulement dénonçait son manque de virtuosité. Emilienne l'avait trompé pendant la guerre. Il ne l'avait appris que quarante ans plus tard, par un aveu fait sur le lit de mort. D'une voix éteinte, elle lui avait juré n'avoir tiré aucun plaisir de l'incartade. Il l'avait presque crue..." [...]

éditions Quorum 1998,  in  Petites tombes en viager

jeudi 22 août 2013

Se nommer - exister?


5 octobre 2010
   Depuis un bon bout de temps, j'ai conscience de la difficulté récurrente de me présenter: décliner mon nom et prénom me demande un réel effort sur moi-même. Comme à l'accoutumée, j'essaie d'y voir plus clair et de comprendre d'où vient le malaise et depuis quand il me paralyse. Je remonte au moins à l'adolescence, sans pouvoir mettre un événement concret sur la liste des causes.
   
Je casse les pieds à mes amis avec ces prises de tête : une m'a même parlé de masturbation intellectuelle que je devrais laisser choir. Mais j'adore ça! ai-je répondu, en apparence guillerette. D'autres tentent une explication en cherchant l'origine dans mes identités multiples dans lesquelles j'aurais du mal à faire le tri. Je ne le pense pas : ça ne me déplaît pas de jouer à cache-cache avec moi-même et parfois, de m'échapper à moi-même dans ce grand remue-ménage rationnel. Et puis, ça a commencé bien avant de démultiplier mon identité d'origine! J'ai pu remonter à l'âge de 13-14 ans, au moins...
  
   La mère donne la vie, le père donne le nom  -  et l'existence sociale, en somme. Mon père n'y est pour rien, j'ai eu une enfance heureuse, sans conflit notable avec les parents. Je n'ai pas connu de grandes révoltes d'une identité en formation. Alors, une psychanalyse pourrait exhumer la cause plongée dans les limbes bienfaiteurs du subconscient. A quoi bon? Cela ne m'a pas empêché de vivre durant de longues années.
  
Certains disent que l'on peut être mal nommé, il suffirait donc de changer de prénom pour être à l'aise. Certes, ma mère a insidieusement instillé son aversion pour son prénom  -  le même que le mien, imposé par la coutume. Il y  en a beaucoup qui me plaisent plus que le mien. Cependant, lorsque je les "essaie" sur moi comme un habit neuf, je n'y suis pas plus à l'aise. J'en conclus que c'est me nommer qui pose problème. Alors, l'impasse...
   
Je tente une dernière spéculation: celui qu'on ne peut nommer, n'existe pas. Et s'il n'existe pas, ne peut pas mourir non plus...

mercredi 21 août 2013

Inéluctables...


   Sur des blogs hongrois, j'ai vu circuler une liste, comme il est à la mode d'en lancer de temps en temps parmi les blogueurs. La liste des choses que l'on aimerait voir s'accomplir avant son dernier soupir pour que la vie semble comblée et que l'on puisse la quitter sans trop de regret...
   J'espère, me concernant, que cette liste ne saura jamais être définitive. Que j'aurai toujours envie d'accomplir une chose de plus, jusqu'à mon dernier soupir! Je redoute plutôt le malheur d'une vie sans désir qui se prolongerait comme un désert aride.
  L'âge avance avec son cortège de difficultés physiques qui m'attendront sans doute, d'autres, matérielles, qui feraient barrage à l'envol des désirs... On peut, du moins, les caser dans la liste des inassouvis...




* écrire mon livre enfin, l'unique qui contiendrait tous les autres...

* peindre enfin un tableau abouti (ou plusieurs, pourquoi pas?)

* voir grandir mes petites-filles heureuses et préserver notre merveilleuse complicité

* voir mes enfants satisfaits de leur vie et me gardant leur affection

* avancer en sagesse et en sérénité, les communiquer aux autres sans pérorer comme une vieille chouette édentée qui s'écoute parler...

* visiter ou revisiter les endroits du monde qui me sont importants (la Vallée des Rois, Florence et Venise, la Cappadoce, la Grande Muraille de Chine et la Cité interdite, le Japon, les rues et les canaux de Saint-Petersbourg pendant les nuits blanches, Delphes, le lac de Van, etc., etc., etc...) 

dimanche 18 août 2013

Bribes de mémoire 12. De mon grand-père paternel (3)


12 septembre 2008

  
son portrait fantaisiste par moi à 12 ans
Les années de paix, mon grand-père fait vivre sa famille tant bien que mal, en vendant la force de ses bras. Toute la famille doit y contribuer : ma tante est bonne chez des gens aisés, mon père, à six ans, garde les oies d'un paysan et mes grands-parents sont saisonniers, au gré de la demande pour les travaux des champs. De temps à autre, on confie à mon grand-père un troupeau de bovins à conduire jusqu'au fameux marché à bestiaux, à pied, à deux cents kilomètres plus loin, dans la célèbre plaine de Hortobágy, devenue attraction touristique de nos jours. A l'époque, c'est la route de tous les dangers, repère de détrousseurs de grand chemin. La nuit, on fait halte dans des auberges plus ou moins louches et le matin, on peut se réveiller dépouillé de l'argent du marché, l'argent qui ne vous appartenait même pas ! C'est ce qui arrive à mon grand-père un soir où il a l'impression de tomber dans un sommeil sans fond...
   Chemin faisant, il apprend sa géographie, en récitant par coeur les noms de tous les villages traversés et, des années plus tard, nous apprenons à les réciter avec lui, à notre tour, mon frère et moi.
   En hiver, il nous fabrique des jouets rudimentaires et extraordinaires, à partir des tiges de maïs reliées avec des allumettes : une paire de boeufs tirant une charrette. Lorsque nous le supplions de nous faire un dessin, ses doigts déformés par le travail dur ont du mal à tenir le crayon pour exécuter l'unique dessin dont il a l'habitude : un cheval qui commence immanquablement par un grand 2...
   Il ne nous gronde jamais, et nous évitons de désobéir devant sa gentillesse désarmante. Déjà vieux, il est très fier d'être encore capable, démonstration à l'appui, d'exécuter un poirier impeccable qu'il a, jadis, au sommet de sa gloire, produit sur le toit d'une maison, en haut de la cheminée !
   Je n'ai jamais vu mon grand-père aller à la messe. Cependant, le soir, la mémoire le restitue se préparant au coucher, à l'immuable rituel du pliage lent et scrupuleux de ses habits, aux murmures de ses prières perpétuelles qui se terminent par les noms de tous ceux qu'il aime, les recommandant à la grâce de son dieu...

samedi 17 août 2013

Bribes de mémoire 11. Mon grand-père paternel (2)


6 septembre 2008
  
   C'est l'Empire Austro-hongrois en déclin, avec, à sa tête, l'empereur François-Joseph, vieux comme le monde, régnant depuis ses 18 ans. Il commence sa carrière d'empereur en écrasant dans le sang la révolution hongroise de 1848 suivie d'une guerre d'indépendance, avec leur cortège de héros et de martyres dont le souvenir nourrira la braise sous les cendres. Le vieil empereur disparaît en 1916, en plein cataclysme qui emportera deux ans plus tard son empire disloqué. Son exceptionnelle longévité (les vieux dictateurs des temps modernes réitèrent l'exploit) lui confère une certaine indulgence du peuple: à force de ressembler à un meuble immuable, on finit par le trouver rassurant. J'ai toujours entendu mon grand-père l'appeler par un diminutif familier : Ferenc Jóska (prononcer: Féréntz Ioshka : diminutif de Joseph).
  
   N'empêche qu'un an après son mariage (1913) et avec ma tante de quelques mois, mon grand-père pose en tenue militaire sur la photo jaunie. Ma grand-mère sans foulard pour l'occasion ! Je découvre son visage jeune et joli que je ne connaîtrai que ridé et toujours à l'ombre d'un foulard...
   Mon grand-père s'en va pour les années de guerre, se fait prisonnier sur le front russe et finit dans une ferme dans le Caucase, désespérément loin de la famille et du pays. Il apprend à baragouiner en russe mais une nuit d'hiver, il décide de s'enfuir : le paysan s'attaque à coup de fourche à sa fille qui veut épouser un autre que le choix du père, à sa femme en même temps qui la soutient. Mon grand-père dit simplement : Je l'ai renversé dans la paille sinon il aurait fait malheur avec sa fourche. Du coup, je n'avais pas le choix, je me suis sauvé dans la foulée... Il ne relève même pas l'acte de courage, on n'a pas à réfléchir dans ce genre de situation d'urgence, on fait ce qu'on a à faire et c'est tout.
   C'est l'hiver en Russie et il revient à pied, marchant surtout la nuit, pour éviter les humains. La nuit, ce sont des loups dont il faut se méfier : on distingue leurs silhouettes noires sur fond de hurlements affamés sur la crête des congères et il convient de ne pas se placer dans le sens du vent... Nous écoutons ces récits avec mon frère, retenant notre souffle, composant notre cinéma dans la tête : des décennies plus tard, j'ai toujours les mêmes images, intactes d'un cinéma en noir et blanc.

vendredi 16 août 2013

Bribes de mémoire 10. De mon grand-père paternel (1)


1 septembre 2008
   Avant que l'omniprésence magique de la télé ne gagne les foyers, les occasions sont nombreuses pour la transmission de l'histoire familiale. Nous, les enfants, sommes insatiables à écouter et à réécouter les récits de mon grand-père dont la guerre avait fait un aventurier bien malgré lui.
  
Le portrait de mon grand-père fait vers mes 14 ans
Je me rends compte soudain que d'un côté comme de l'autre, c'est le grand-père qui raconte. Pourtant, tout nous fascine dans ces vies d'autrefois dont nous sommes issus mais de mes grands-mères, je ne saurai presque rien. Pourquoi? Mystère... Je pencherais plutôt vers une habitude inculquée par une éducation séculaire : la femme se tait et écoute l'homme qui ramène les histoires du monde extérieur.
   Mon grand-père paternel est né en 1887, dans une famille dont la seule richesse était ses nombreux enfants. Pendant la bonne vingtaine d'années que je l'ai connu, il a toujours la même tête, la même silhouette, sans vieillir ou toujours vieux : très petit (1 m 60 à peine), vif sans jamais se presser. Mais ce dont je me souviens le plus c'est son sourire qui éclaire le visage et les yeux bleus lumineux que j'espérais vainement en héritage... Mon grand-père, c'est un tout : une réelle bonté, une gentillesse dont je ne l'ai jamais vu se départir, jamais entendu lâcher un juron qui soulage la colère et dont la langue hongroise est si généreuse. Je me demande souvent quel était son secret, quels gènes familiaux distribuaient cette joie de vivre indestructible, simple et permanente dont ses frères et soeurs étaient également pourvus...
   La plupart du temps, il n'y a
 même pas de croûtons secs à picorer dans la corbeille à pain. On amène donc les enfants au marché, dès l'âge de six ans, pour essayer de les caser chez les paysans riches. Ces récits comme leur souvenir me serre le coeur, encore et toujours. Et pourtant, mon grand-père les raconte avec le sourire, comme une fatalité simple et évidente, à laquelle il a survécu : il est donc le gagnant, en fin de comptes.
   Chez le paysan, il dort avec le bétail, dans la paille de l'étable. Il dit que ça tient chaud, une vache qui vous souffle dessus, il lui en est reconnaissant. La paye pour un an de peine : un demi-sac de blé et une paire de bottes usagées mais on est nourri et logé. Le fils du patron est un plaisantin sadique : il le suspend au-dessus du puits par une jambe en lui faisant peur de le lâcher... Il l'oblige à marcher à cloche-pied sous peine de le piquer avec une fourche s'il pose le pied... Je retiens mon souffle et regarde son sourire édenté. Il n'a qu'un seul regret : être privé de l'école comme exclu du paradis. A l'armée, on lui apprend à signer son nom avant de l'envoyer sur le front russe...

mardi 13 août 2013

Bribes de mémoire 9. Des Noël d'autrefois...


27 août 2008

 
   Plus loin je m'enfonce dans cette séance de spiritisme sans autre accessoire que mon clavier et ce magma en fusion que j'essaie d'explorer au risque de me brûler au passage, plus je ressens ce dont parle Zsigmond Móricz à la fin de son roman autobiographique. Il parle du feu qui le maintenait en fusion durant les trois mois d'écriture sans répit. Loin de me mesurer à son talent vertigineux, j'ai le sentiment que cette aventure archéologique se nourrit de l'explorateur lui-même. Curieuse sensation que de s'abîmer dans les profondeurs de la mémoire et de remonter à la surface des vestiges d'émotions éprouvées aux commencements, de les récupérer aussi intactes que possible. Dans quel état se retrouvera l'archéologue à la fin de la campagne?...
   Noël des débuts du chemin... Je dois avoir 4-5 ans, pas plus. Le sapin est décoré en grand secret par un jeune couple, mes parents. Ils attendent le moment que nous soyons endormis avec mon frère pour s'y atteler, dans la seule pièce chauffée de la maison où se trouvent nos lits d'enfant et le grand lit double des grands-parents. Les jeunes mariés n'ont qu'à se serrer l'un contre l'autre sous l'édredon monumental de la pièce voisine et à gratter le givre à l'intérieur de leur fenêtre pour entrevoir le jour se lever  avec eux...
   Ce jour-là, tout d'un coup, je me réveille en sursaut, par la lumière électrique peut-être, et, dans un demi-sommeil, j'aperçois mes parents en train d'accrocher sur un sapin des décorations confectionnées par eux-mêmes : des noix dorées et argentées, des images découpées, des guirlandes artisanales. Pour nous, les enfants, c'est un ange qui doit apporter le sapin le soir du 24 décembre. Je saurai bien plus tard, à la mort de Saint-Nicolas et du monde merveilleusement crédule de ma petite enfance que c'était une voisine, en longue chemise de nuit en satin rose qui se déguisait en ange et que nous regardions avancer, souffle coupé, avec notre petit sapin à la main... Et le soir où je surprends mes parents dans les préparatifs, je referme les yeux aussitôt pour préserver leur secret et pour prolonger l'enchantement pour moi-même...

samedi 3 août 2013

Sándor Márai * Fin de semaine (Hétvége)


3 septembre 2011
   Il y a deux ans, juste après les trois jours passés à Venise, comme un fait exprès, je suis tombée sur un petit volume, dans une librairie hongroise où je suis entrée glaner quelques lectures pour l'année à venir. "Une nuit à Venise", nouvelles vénitiennes d'écrivains hongrois... Comme pour prolonger les sensations toutes fraîches...

"Samedi, je m'envolai pour Venise..." Ces mots auraient pu figurer dans les récits d'écrivains utopistes du début du siècle. Donc, samedi, je me suis envolé pour Venise. Je suis parti à 9 heures. A midi et demie, je déambulais sur le Lido, le vaporetto m'a transporté à l'hôtel, à 1 heure, j'étais à table et à 2 heures, je suis allé boire un café à la place San Marco. Le soleil brillait. La brioche qui accompagnait le café avait un goût de vanille. Du sirop dans une carafe de cristal remplaçait le sucre. Il y avait de la musique partout sous les arcades. Vue du haut, tout comme du bateau, Venise semblait un étincellement de marbres et d'oripeaux multicolores. Sa beauté est insoumise aux cartes postales, aux voyageurs de noce et aux souvenirs; des siècles n'ont pas pu la souiller de la bave de leur enthousiasme visqueux. Conduis-moi où tu veux, ai-je dit au gondolier. Nous avancions lentement, l'eau berçait le cercueil noir et ce balancement m'a rappelé l'avion qui avait survolé la montagne avec la sérénité des très grands navires, sans tanguer. Dans une gondole, le passager attrape plus facilement le mal de mer. J'ai aperçu l'équarisseur d'eau qui se démenait dans sa gondole à barreaux avec ses chiens rebelles, ramassés dans les rues étroites par ses collègues terrestres. Dans la porte de l'hôpital, une vieille femme pleurait. Le ciel était sans nuage: un ciel de début de mai à Venise. (...)

(traduit par RozsaTatàr)

vendredi 2 août 2013

Procrastination


15 septembre 2011
 Un mot un peu énigmatique pour exprimer le fardeau dont nous sommes nombreux à souffrir... "Remettre au lendemain"...
Il y a des gens hyperactifs. Leur boulimie d'actions ne masquerait-elle pas une profonde angoisse du vide qui menace de les engloutir s'ils baissent le régime? A l'opposé, d'autres, les contemplatifs dont l'inertie ne servirait-elle pas d'excuse pour masquer une paresse congénitale?
Je ne suis pas une hyperactive, j'appartiens plutôt à l'autre groupe. Parfois, j'observe avec effroi mon sablier personnel, avec quelle régularité impitoyable et inarrêtable il fait écouler le mince filet de ma vie... Il est vrai que de temps en temps, nous avons une nouvelle chance, en retournant le sablier. Cependant, une voix intime nous avertit que ces occasions  deviennent de plus en plus rares... Qu'il ne faut pas les gâcher... Comment faire alors, pour vaincre l'inertie qui nous empêche de bouger, tout en nous écrasant de culpabilité?
Les tâches s'accumulent, inexorablement... Téléphoner à untel (à plusieurs même!), répondre à d'autres par mail, tondre la pelouse, passer l'aspirateur, trier la paperasse qui forme un monticule conséquent sur le bureau, faire quelques indispensables courses, travailler sur votre exposé, préparer la prochaine soirée de lecture, conduire votre voisine chez le dentiste, débarrasser enfin les encombrants, continuer le texte à prétention littéraire commencé il y a trois mois... Sans parler des projets plus anciens... Devant l'ampleur de la tâche, vous expédiez le plus pressé et la montagne continue à grossir en vous menaçant de vous ensevelir...
Je sais bien qu'il y a de bons conseils pour nous dire comment nous organiser pour liquider les arriérés. Je soupçonne ce désordre invincible n'être que le reflet de notre vie... Un amas de questions, de problèmes non résolus, auxquels s'ajoutent des nouveaux. Remis à plus tard. Ces petits délais dérobés nous donnent l'impression d'une bouffée de liberté éphémère comme les cinq minutes volées au réveil-matin de notre enfance. Pour revenir d'autant plus violemment à la figure...  

mercredi 31 juillet 2013

Bribes de mémoire 8. Le sacrifice du cochon


22 août 2008

    Une effervescence palpable précède cet événement majeur de l'hiver: on prépare les ustensiles remisés le reste de l'année, on frotte le grand chaudron qui ne sert qu'à ce moment-là et qui attend au grenier, recouvert de l'intérieur d'une fine couche de graisse pour empêcher la rouille. Les divers récipients destinés à recueillir les morceaux de viande préalablement frits dans le saindoux bouillonnant avec lequel on les recouvrira, pour une conservation "sous vide"; la grande bassine en bois pour malaxer la chair à saucisse hâchée maison avec de l'ail, du paprika en poudre, du poivre, du sel, du cumin  -  tous ces subtils parfums qui lui donnent le goût inimitable et introuvable sur un autre point du globe...
  
"sacrifice estival" : les 4 protagonistes ne sont plus...
 Le jour fatidique, le boucher, un géant pansu dans mes souvenirs d'enfant (à droite sur la photo), arrive à quatre heures du matin : la journée sera longue! Petit verre d'alcool de prune pour se réchauffer et se donner du coeur à l'ouvrage et il sort ses énormes couteaux de professionnel qui me semblent étonnamment usés par les années d'exercice de son art. L'élu au sacrifice ne s'inquiète pas, on a l'impression qu'il est déjà résigné, voire fier de remplir ce rôle en échange des soins reçus... Que ressentaient les futurs sacrifiés au sommet des pyramides mayas pour amadouer les Dieux?...
   Les gestes sont habiles et rapides pour éviter les souffrances inutiles. On recueille le sang frais  dans une bassine pour en préparer un petit déjeuner succulent. Ah, je vous vois frissonner d'horreur devant ces "coutumes barbares" mais en allant au bout de la logique de cette sensiblerie à la mode, pourquoi n'hésiterait-on pas de croquer une carotte de peur d'entendre ses cris? La vie d'un végétal serait-elle moins respectable?...
   Bien sûr, on fait revenir le sang dans de l'oignon et de l'ail dorés, juste quelques minutes pour qu'il ne dessèche pas et cela constitue la première pause  déjeuner. La peau du cochon rosit sous la braise  d'une feu de paille (ou d'une brûleur à gaz plus tard, temps modernes obligent), les poils et autres impuretés débarrassés, la peau frottée, lavée, brossée plusieurs fois, avant d'ouvrir les entrailles pour récupérer et détailler tout ce qui est consommable. Nous, les enfants, sommes associés à la tâche, initiés comme pour les autres domaines de la vie quotidienne. L'épaisse couche de la neige immaculée entoure la scène sous le ciel sans étoiles de la nuit hivernale.

dimanche 21 juillet 2013

Retour sur terre


30 août 2011
 L'atterrissage est difficile... Je tente une prudente ré-acclimatation, pas à pas, après seulement un peu plus de 15 jours d'absence, mais quel dépaysement! Je regagne mes 16-18° sous un ciel gris, après avoir quitté un été véritable, un soleil ardent qui a fait grimper le thermomètre jusqu'à 44°... Sensation étrange d'avoir plus chaud à l'extérieur qu'à l'intérieur de sa tête... Ca, c'était dans le sud-est de la Hongrie, la semaine dernière... Beaucoup de retrouvailles, parfois inattendues, famille, famille, soleil, chaleur...
   Cependant, ce sont les 3 premiers jours des vacances qui m'ont marquée. Une halte à Venise. Une destination banalisée par la masse de touristes que la ville engloutit tous les ans. Pour certains, le voyage de leur vie. Pour d'autres, retour répété, nostalgique. Pour moi, une envie que je croyais à jamais inassouvie, et je m'y suis résignée. Il y a tant de rêves qui restent en suspens: l'essentiel n'est-il pas d'en avoir encore? Nous avions projeté ce voyage avec Gilbert, en 2005. L'évolution de sa maladie en a décidé autrement. Et tout d'un coup, mon fils m'offre ce cadeau... Dans le vaporetto nous amenant place San Marco, l'émotion me submerge: tant de beauté quasi sans une fausse note, concentrée dans un seul endroit est suffocant. Ceux qui me connaissent savent que je ne pleure pas facilement, surtout en public. Derrière mes lunettes de soleil, mes larmes coulent sans retenue. 
   
Nous avons beaucoup arpenté les rues, traversé des canaux par les innombrables petits ponts bossus pour laisser passer les gondoliers debout à l'arrière de leurs barques finement élancées. Mes petites-filles trottinaient bravement, demandant parfois à être portées sur les épaules de papa ou de maman. Je ne voulais pas leur infliger les visites de tous les musées, seulement le Palais des Doges. Je voulais surtout m'imprégner de l'atmosphère unique de la ville, secrète comme sous un masque: on ne peut deviner ce qui se cache en-dessous... Beauté divine ou laideur défraîchie?... Les façades sont d'une splendeur à couper le souffle, même dans leur délabrement émouvant. Cette décrépitude due à l'humidité fait partie du charme, elle appartient à leur vérité.
   La fière république vénitienne qui a choisi Saint Marc comme emblème pour mieux affirmer son indépendance. La Sérénissime! Une ville qui est un personnage. Enigmatique, séductrice comme une ombre masquée qui nous attire irrémédiablement dans les dédales de ses secrets...