vendredi 7 juin 2013

Péter Kántor (1949 - ) : Lettre à ma mère (Levél anyámnak)

24 avril 2012



Ce poème monumental a été publié pour la première fois en octobre 2011 dans un hebdomadaire littéraire hongrois. Depuis que je l'ai lu, j'avais envie de le traduire en français... La liberté, l'apparente simplicité de sa forme cache un vrai défi: comment faire ressentir derrière ce "détachement", la tension, l'émotion vive qui étreint le lecteur... Chacun éprouve l'impression qu'il aurait pu écrire lui-même ce texte... Seulement voilà: c'est bien impossible, tout ce que nous pouvons, c'est nous identifier au poète...





Péter Kántor:

LETTRE À MA MÈRE

Ma très chère Mère,
Cinq mois se sont écoulés depuis la dernière fois que je t'ai vue, tout ce temps
je suis allé dans ton appartement et je continue, j'arrose les plantes, 
je n'ai rien touché sauf le petit divan de la chambre, celui
que j'ai tout de suite fait descendre dans la cour, à sa place se trouve une armoire vide, et
ça me fait penser que Á. et sa fille ont emporté tes vêtements,
elles ont tout mis dans des sacs en plastique noirs  -  il y en avait peu, pourtant
ça m'a fatigué de leur passer les robes, les jupes, les corsages et les pulls,
les quelques manteaux, vestes, bas, écharpes et bonnets, sans un mot,
sa fille a trouvé dans la cuisine un presse-ail, elle l'a
pris tout de suite avec joie, puis nous avons chargé les sacs noirs dans la voiture,
et elles sont parties, et moi, j'ai essayé de ne plus penser à tout ça.
Une autre fois, T. est monté pour m'aider, 
il a enlevé ce montage au-dessus de l'armoire de l'entrée,
ce mur de tissu gris attaché sur des barres depuis le plafond
et moi, j'ai jeté tout le bric-à-brac amassé derrière,
il y avait ces vieilles valises  et j'ai secrètement espéré
y trouver quelque chose d'intéressant, mais rien, rien,
sauf un grand nombre d'échantillons de pansements de chez RICO,
je me suis débarrassé de tout ça et j'ai installé un verrou
sur la porte d'entrée, c'est tout. J'oubliais: dans trois
agences immobilières, j'ai mis en vente l'appartement depuis le mois de mai,
il y a néanmoins le plafond qui fuit et les fissures et le parquet noir,
les gens prennent peur, par contre le poêle en faïence leur plaît beaucoup,
tu avais raison d'y tenir à tout prix, il est vraiment beau,
tôt ou tard, sans le brader bien sûr, quelqu'un l'achètera
et alors, il faudra vider l'appartement, tout liquider
ça sera comme un deuxième enterrement, un adieu définitif.
Je n'ai pas touché tes affaires personnelles, tes agendas, les feuillets
dactylographiés que tu n'as pas eu la force de jeter en fin de compte,
évidemment, ça aurait été bien que tu mettes tout en ordre autour de toi,
que tu aies trié au moins les liasses de papiers à l'encre pâlissante,
mais le temps de te rendre compte, il était trop tard, tu n'as fait qu'emmêler les pages,
et à la fin, tu m'as tout laissé pour que je les jette ou non
laisse-les, t'ai-je dit, fais-moi confiance, ne t'en fais pas, je m'en occuperai
mais comment m'en occuper, on n'en parlait pas, un acheteur viendra bien
alors, j'emballerai les feuillets, les agendas, et le reste
ne m'intéresse pas, quelqu'un prendra les livres, les meubles et le buffet aussi
que vous avez eu en cadeau de grand-mère en 1939, ma fille, ça ne vaut pas la peine
d'en acheter un neuf, de toute façon, il y aura la guerre, vous en achèterez plus tard
un plus beau, mais vous n'en avez jamais acheté de beau, et la bibliothèque
et les quatre vieux fauteuils, les couteaux et les fourchettes, les assiettes, tout, et
plus jamais je ne monterai chez toi car les dernières plantes ont été
emportées aussi, une par moi, les deux restantes par quelqu'un d'autre, peu importe qui,
et je sortirai sur le balcon une dernière fois,
et je regarderai la maison d'en face, le Danube et le belvédère  du mont János,
et je me souviendrai que nous y jouions aux échecs avec mon père quand j'étais petit,
une couverture étendue sur la balustrade et les deux chaises pliantes,
et je me souviens qu'à l'époque, je me croyais éternel et que vous aussi,
vous étiez éternels dans un monde qui a un début une fin nous le savons bien
et les deux grands-mères comme deux statues étrusques en conversation,
si leur sourire a survécu à deux guerres mondiales,
c'est qu'elles étaient invulnérables de toute évidence,
elles faisaient partie du décor comme les objets d'une exposition permanente
même s'il arrivait toujours que quelque chose tombe et se brise
et qu'on ne peut recoller, c'est ainsi que j'imaginais les choses à l'époque,
et quand je rentrerai du balcon, une dernière fois,
tu te tiendras à mes côtés, invisible bien sûr, maman,
tu acquiesceras de la tête quand nous quitterons les vieux murs.
Quand est-ce que tout ça se passera, je ne sais pas encore,
si ce n'est cet automne alors peut-être l'été prochain,
cet automne je placerai encore mes pions sur l'échiquier,
et je leur ferai mon discours, je leur raconterai que notre situation
est tout sauf rose et ils en souriront,
je leur raconterai que l'endroit où nous nous tenons est un trou,
et que leur devoir est d'en remonter, quitte à chuter encore,
et si ça les prenait de s'apitoyer sur eux-mêmes, tout d'un coup
ce qui ne m'étonnerait personnellement pas du tout, bien au contraire,
alors sans prendre en considération leurs arguments qui sont nombreux,
je leur demanderai qu'ils arrêtent ça tout de suite,
car ça ne mènera à rien de bien,
et de toute façon, ils doivent comprendre,
mais où sont mes pions? où sont-ils?
entre-temps, la nuit tombe et le ciel est comme une plaie rouge qui démange,
et pendant ce temps des barbares se pavanent et chantent un monde peuplé de
barbares par tous ceux qui ne se pavanent pas avec eux,
mais je ne rentre pas dans les détails, ça t'ennuirait,
bien sûr rien n'est éternel et d'un autre côté
rien de nouveau sous le soleil, oui, c'est l'automne,
tout le monde le sait, et pourtant il faut crier, il faut
s'élancer ne serait-ce que d'un petit pas en avant,
ne pas attendre jusqu'à tomber au fond du trou,
jusqu'à ce qu'un acheteur se présente enfin pour l'appartement,
jusqu'à ce que quelqu'un m'invite à sa table, et que le vent
sèche sur ma joue les larmes de l'orphelin. C'est l'automne.

traduction de Rózsa Tatár avec Muriel Verstichel. 
l'originale est publiée sur mon blog hongrois. http://floramagyarblogja.blogspot.fr/search?q=kantor

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire