vendredi 28 juin 2013

Sidonie Gabrielle COLETTE (1873-1954) Citations


7 octobre 2012
 Sidonie Gabrielle! On ne l'appelle pourtant que par le seul prénom Colette qui est en vérité, son nom de famille, celui de son père, le capitaine Colette. Depuis son enfance à l'apprentissage des saveurs de sa Bourgogne natale, elle se laisse guider par les sens, les appétits des expériences gourmandes offertes par la vie et qui affleurent dans son écriture.
Et comme j'ai déjà eu l'occasion de le remarquer, on ne choisit jamais les citations au hasard...


*  Si vous n'êtes pas capable d'un peu de sorcellerie, ce n'est pas la peine de vous mêler de cuisine.

*  Une femme se réclame d'autant de pays natals qu'elle a eu d'amours heureux.

*  Le visage humain fut toujours mon grand paysage.

*  Un moment présent, même terrible, n'est pas toujours vainqueur du passé délicieux.

*  Je vis sur le fonds de frivolité qui vient au secours des existences longues.

*  Suis le chemin et ne t'y couche que pour mourir.

*  Une femme qui reste une femme, c'est un être complet. 


jeudi 27 juin 2013

In memoriam Rády Krisztina...


31 janvier 2010
Je ne suis pas une habituée de Paris Match, sauf peut-être dans les salles d'attente de dentistes ou chez le coiffeur. Tout en assumant ma dose de futilités qui m'incite, de temps en temps, à m'abîmer dans un Marie Claire ou une revue de déco pour une bouffée de légèreté, une page de prévisions planétaires auxquelles je ne crois pas du tout, mais qui me redonnent la pêche si elles sont favorables !... Paris Match me rebute par sa soif du sensationnel qui transforme le malheur en scoop, flattant notre voyeurisme malsain... même s'il y a pire sur le marché.
   Ces quinze derniers jours, je l'ai acheté deux fois. Quelque chose que je m'explique mal, m'attire irrésistiblement vers ces pages, même si, j'en suis certaine, elles ne m'apprendront pas davantage mais me rapprocheront d'elle. De Krisztina.
   Qui connaît le nom de Krisztina Rády ? Et si je dis qu'elle est (était) la femme de Bertrand Cantat et la mère de leurs enfants ? Le dimanche 10 janvier, elle s'est pendue dans leur maison de Bordeaux, juste au-dessus de la chambre où son mari était en train de faire la sieste. Elle avait 41 ans.
  
 Le suicide est un geste tragique qui nous surprend toujours et nous culpabilise par son mystère. Il se commet dans une extrême solitude, que l'on soit entouré ou abandonné. Appel au secours ou acte de désespoir sans retour. J'ai toujours refusé de le qualifier de "lâcheté", à l'instar de certains moralisateurs. Même si la vie est difficilement supportable, il faut une dose de courage hors du commun pour accomplir ce saut dans le vide absolu.
   Krisztina Rády était Hongroise. Elle a choisi la double nationalité, tout comme moi, par fidélité. On ne peut pas renier sa famille, une bonne partie de sa vie. Elle a adopté la France comme la France l'a adoptée. Elle a oeuvré sans relâche pour le rapprochement, la découverte mutuelle des deux cultures, en organisant des festivals de musique, en traduisant et adaptant des oeuvres. Elle était admirable d'énergie déployée, de talent à rapprocher les gens, d'un sens inné de contact chaleureux et stimulant.
   Je ne veux pas m'étendre sur le coup de foudre qui a éloigné son mari ni sur le drame de Vilnius, sur son statut d'icône de la femme bafouée qui soutient son mari avec une dignité sans faille. C'est la façade pour le monde extérieur avide de sensations qui ne doit pas se repaître des détails intimes. J'ai lu la postface à la traduction hongroise faite par elle, de Persepolis de Marjane Satrapi. Son portrait écorché et enthousiaste transparaît à travers les lignes et l'acte du désespoir ultime devient moins opaque...

   Bizarrement, la première chose qui m'était venue à l'esprit au choc de la nouvelle : en Hongrie, championne du suicide, la méthode favorite reste la pendaison...
 

mercredi 26 juin 2013

Oeuvre de Gilbert * Sentiments interrompus (nouvelle, extrait)


6 décembre 2010
(...) Un kilomètre aller, à pas frileux, respirations bien cadencées, pour ne pas se mettre en nage et risquer une pneumonie; un kilomètre retour, en contournant les flaques d'eau où il aurait été si agréable de taper du pied; deux kilomètres funèbres et silencieux, lente caravane dont les oiseaux se moquaient et qui suscitait les éclats de rire du vent coincé parmi les châtaigniers. Parfois, après le demi-tour, Père prenait la parole, décrivant le sort des enfants pauvres condamnés à travailler dès leur plus jeune âge, à fumer, à boire, à se droguer ou victimes de la famine dans des pays lointains. Ces veinards ignoraient tout des joies de la famille.
   Une fois, Laurence avait essayé de mourir de faim, s'était tenue immobile devant l'assiette de potage, les mains à plat sur la nappe, le dos rigoureusement droit. Les réprimandes étaient venues bien vite, les allusions aux Ethiopiens, aux Nigériens et autres Somaliens, aux enfants martyrs que l'on envoyaient dans la rue, sans même une tartine. Simulant une envolée de ferveur mystique, elle avait alors prétendu jeûner pour les déshérités d'Afrique, afin de supporter une faible part de leur fardeau. Emu de tant d'amour, de tant d'humanité, Père s'était levé, ce qui est interdit au beau milieu d'un repas. déposant un baiser reconnaissant sur le front de sa fille, il eut ces mots terribles : "Tu es en train de mériter quelques jours de notre paradis." 
   Elle en resta figée, frissonnante de terreur. Loin de la dispenser de forêt, ce jeûne allait lui valoir le paradis aux ailes lourdes, aux longues allées désertées par les satyres, aux vitrines sans pâtisseries, aux vieilles paroissiennes tremblotantes? Il fallait manger au plus vite, se précipiter sur la soupe, en reprendre trois fois. C'était malheureusement un potage au tapioca, peu propice à la gourmandise. Et puis quelle image aurait-elle donnée en reniant les paroles qui lui avaient valu un baiser de Père? Elle résista près de trois jours, encouragée par l'admiration de Marc et d'Hélène qui voyaient en leur soeur la sainte qu'elle s'acharnait à ne pas devenir. (...)

extrait de la nouvelle "Sentiments interrompus" in Petites tombes en viager, éditions Quorum, 1998

lundi 24 juin 2013

Sándor Kányádi (1929-) : Avant-propos (Előhang)


14 avril 2011
 Sándor Kányádi, poète hongrois de Roumanie, est né en Transylvanie, au pays des Sicules, partie intégrante de la Hongrie jusqu'au traité de Versailles, clôturant la première guerre mondiale. 


AVANT-PROPOS

il y a des contrées de superbes
paysages où l'amertume
en ma bouche devient douceur
il y a des contrées tout au fond
des mots germent dans leurs prés
edelweiss sur leurs cimes rocheuses
des mots s'accrochent des mots
le ruisseau parent de mon sang
en mon coeur murmure gazouille
l'hiver pour l'abriter je gèle
son crincrin sous ma cuirasse
les sons qui font tinter la glace
printemps étés mes automnes
ma descendence mes aïeux
il y a des contrées je les porte
comme la peau sur mon corps
même tourmentés de superbes
paysages où l'amertume
en ma bouche devient douceur
il y a des contrées tout au fond
traduction: Claire Anne Magnès 


ELŐHANG
vannak vidékek gyönyörű 
tájak ahol a keserű 
számban édessé ízesül 
vannak vidékek legbelül 
szavak sarjadnak rétjein 
gyopárként sziklás bércein 
szavak kapaszkodnak szavak 
véremmel rokon a patak 
szívemmel rokon a patak 
szívemben csörgedez csobog 
télen hogy védjem befagyok 
páncélom alatt cincogat 
jeget-pengető hangokat 
tavaszok nyarak őszeim 
maradékaim s őseim 
vannak vidékek viselem 
akár a bőrt a testemen 
meggyötörten is gyönyörű 
tájak ahol a keserű 
számban édessé ízesül 
vannak vidékek legbelül
1982

samedi 22 juin 2013

Du mariage...


8 novembre 2011
 Il y a peu, je suis tombée sur une citation: " C'est cela, le mariage, la même peur partagée, le même besoin d'être consolé, la même vaine caresse dans le noir..." (Anne Hébert). Constat terriblement corrosif, propre à décourager tous les candidats encore naïfs et confiants! Et qui ne pouvait être dressé qu'au bout d'une longue expérience désolante.
   Les images négatives sont plus courantes, le bonheur fait moins recette (Musset ne disait-il pas dans ce vers époustouflant de beauté: "les plus désespérés sont les chants les plus beaux...") et ne tient pas la route face aux catastrophes. Même le grand amour du départ reçoit, par les scientifiques, le couperet de 3 ans de survie! 3 ans maximum! Adieu la passion, bonjour la routine tue-l'amour en guise de bouillotte, à heure fixe, comme on fait son yoga d'entretien pour prévenir l'arthrose précoce...
   Il y a seulement cinquante ans, il était quasi impensable de se tester dans des cohabitations préliminaires plus ou moins longues et le choix du partenaire s'apparentait parfois à de la loterie. Mettre la charrue devant les boeufs était mal vu, ou alors, il fallait être très discrets! Avec une contraception balbutiante, les femmes en essuyaient la honte, avec les conséquences douloureuses et clandestines, et les hommes, souvent, s'éclipsaient lâchement devant leurs responsabilités. A moins qu'ils n'aient réparé "la faute" par le mariage.
   Avec l'émancipation économique de la femme, les choses changent. Elle n'a plus besoin de l'homme comme seule perspective nourricière, ainsi, elle devient plus difficile pour s'engager. Du moins en théorie. Le divorce est grandement allégé. Être "mère célibataire" n'est plus le stigmate de la honte. Il y a même des "pères célibataires", en signe d'émancipation! 
   "En couple" remplace "marié(e)". Les gens hésitent parfois plusieurs années, entourés d'une nombreuse progéniture. Les mauvaises langues prétendent qu'il n'y a plus que les curés et les homosexuels pour réclamer le droit de se marier!
  Selon Brassens, ce n'est qu'une simple formalité "au bas du parchemin" qui ne concerne en rien l'essentiel: l'engagement intime et personnel. Pour cela, nul besoin de robe de princesse ni de banquet ruinant. Alors, qu'est-ce qui pousse soudain des couples bien rodés à la vie commune, à sauter le pas? Pour alléger les impôts? Pour solidifier leur situation administrative? Toutes les formalités ont déjà été grandement édulcorées par le législateur. Ou alors, cette vénérable institution séculaire quelque peu fissurée, continuerait-elle à représenter un archétype d'engagement, de sécurité, "la même peur partagée, le même besoin d'être consolé..." en espérant que "la caresse dans le noir" ne sera jamais vaine!

ill. R.T.

vendredi 21 juin 2013

Bribes de mémoire * 4. Enfance, premiers souvenirs


5 août 2008
  Vu de l'extérieur, ce monde est pauvre. A ma naissance et même à celle de mon frère deux ans plus tard, nous n'avons pas encore l'électricité. Le souvenir âcre de la lampe à pétrole reste très vivant dans ma mémoire. Je revois la main de ma grand-mère, préposée à la tâche, qui verse, avec précaution, du pétrole dans le réservoir en opaline, remonte la mèche et coupe le bout consumé, puis l'allume avant de reposer délicatement le verre sur le support. La flamme vacillante devient miraculeusement lumière amplifiée qui éclaire la pièce en cercles concentriques, excepté les recoins sombres, peuplés de monstres imaginaires où nous n'osons pas nous aventurer avec mon frère, d'autant plus que les adultes prennent soin de nous apeurer, afin que nous nous tenions tranquilles. La flamme bouge et dessine des ombres mystérieuses sur le mur blanc badigeonné de chaux.
 Un coin de la pièce est occupé par la partie visible, arrondie, parcourue d'une banquette, du four à pain contre laquelle on réchauffe délicieusement le dos en hiver. Son ouverture se trouve dans l'entrée, c'est par là qu'on le préchauffe avec des tiges de maïs séchées et du bois et, lorsque  les parois et le fond en briques sont à point, on pousse la braise sur le côté pour enfourner, à l'aube, la pâte à pain, préparée, levée plusieurs fois pendant la nuit. Les gros pains ronds et dorés sortent quelque temps après de ce mystérieux Athanor et nous avons droit aussitôt à de gigantesques tartines fumantes qui absorberont le saindoux. Au printemps, on les agrémente de fines rondelles d'oignon nouveau par-dessus le saindoux parsemé de la poudre écarlate du paprika.  Est-ce ma madeleine à moi, madeleine rustique dont le goût me remonte, intact, à la bouche quelques décennies après?...
    Un beau jour, l'électricité est branchée dans la maison. Quelle magie! Je dois avoir environ quatre ans  -  mon frère commence à peine à parler  -  quelques lambeaux de souvenirs remontent à la surface : nous nous tenons par la main et toute la famille chante et danse sous la maigre ampoule de 15 watts qui nous semble éblouissante après notre brave lampe à pétrole que nous conserverons longtemps pour les cas de coupures.
    L'électricité apporte la radio avec des noms de stations lointaines et énigmatiques : Stavanger, Vilnius, Trieste... et nous regarde avec son unique oeil émeraude. Le soir, parfois, nous écoutons, agglutinés autour du poste, un match de football, une pièce de théâtre ou une opérette. Le monde entre dans la maison, un monde réduit, il est vrai, mais nous, les enfants, ne le savons pas.
  

samedi 15 juin 2013

Gilbert Millet: Comme une madeleine (extrait)


23 mai 2009
  
Le village occupe le plateau, terre de blé, de betteraves. Le lac repose à ses pieds, dans la verdure. Plage, bateaux, un plan d'eau comme il en existe tant. Ce lac, pourtant, joue à mes yeux le rôle de la madeleine de Proust. Enfant, j'y étais conduit par mes parents. Nous y faisions du pédalo, nous marchions sur les berges. N'aimant pas l'eau, je ne me baignais pas. C'est sans doute pour cette raison qu'adulte, je n'y suis jamais retourné. Monampteuil était sorti de mon esprit.
    Je n'étais pas le seul  à perdre la mémoire. Le parc nautique de l'Ailette avait pris le dessus, détourné le public. Perte de renommée. C'est le hasard qui m'a rendu Monampteuil. Une carte de l'Aisne tombe sous mes yeux. J'y retrouve les itinéraires des randonnées cyclistes de l'adolescence. Des noms renaissent, communes que mon vélo traversait, où je n'ai sans doute jamais posé le pied : Pargny-Filain, Chevregny, Urcel, Chavignon, Monampteuil... Je me souviens qu'en 1956, alors que j'étais allé souhaiter la bonne année à mon arrière-grand-père, nous fûmes bloqués sur le plateau par un verglas soudain, incapables de regagner Laon. Deux jours de vacances imprévues à la ferme. Je me souviens qu'un avion, un jour, s'écrasa dans le lac, que son pilote périt. Je me souviens...
   La nostalgie n'est pas mon fort. J'aime me moquer de tous ces gens qui décorent le passé de grâces surnaturelles, parce qu'ils ont vieilli, que leur enfance figure un paradis perdu. Dans les gravières proches de Monampteuil, on trouve des coquillages, fossiles d'un temps où la Picardie gisait au fond de la mer. Faut-il, en regardant le lac, rêver du temps béni où ses eaux composaient l'océan ? Passé pour passé, je préfère celui qu'on recueille avec précaution, dans les archives, dans les bibliothèques. Sous la terre également. Mon instituteur du cours élémentaire première année était archéologue, spécialiste d'un passé lointain, paléolithique, néolithique. Il amenait en classe des pierres taillées, polies, qu'il avait recueillies, nous expliquait leur fabrication, leur maniement, la vie des hommes préhistoriques. J'ai retiré de ces leçons un amour de l'histoire qui tente d'approfondir les mystères de nos origines, de comprendre d'où vient l'homme, quelles vicissitudes il a traversées. J'en ai gardé de même un goût pour le progrès. Jamais je n'éprouverai l'envie de retourner dans les cavernes, de chasser le gibier avec des pointes de silex. Au feu de bois, je préfère les douceurs du chauffage central, un bon livre à la main.

"Picardie, autoportraits"  recueil collectif  

mardi 11 juin 2013

Bribes de mémoire * Vieilles figures de mon enfance


13 août 2010
   Eternelle obsession du temps qui passe, emportant tout à son passage, exceptées les quelques estampes pâlissantes de nos souvenirs, eux-mêmes condamnés à disparaître avec nous... Tentatives illusoires de les retenir, de les ressusciter, dans le but de se forger le socle bancal sur lequel appuyer un présent tout aussi aléatoire. Néanmoins, essayons de jouer avec eux comme le chat joue avec son ombre...
   Quelques silhouettes de vieilles femmes en noir, la tête cachée par le foulard noué sous le menton, émergent. Figurantes quotidiennes de mon enfance. Voisines de gauche, de droite, d'en face, de notre rue couverte de poussière chaude en été, de boue noirâtre et grasse, collante ou tranchante selon la saison.
   Je ne les ai jamais vues tête nue. Celle de gauche était veuve, sèche, solitaire, aigrie. Elle est passée chez nous, un soir de Noël, telle la fée Maléfice. J'étais tout à mon bonheur de découvrir mon cadeau sous le sapin, un napperon à broder, avec son aiguille et ses fils multicolores. Je me suis aussitôt mise à l'ouvrage. Une tape énergique sur ma main et un tonnerre de réprimandes m'ont stoppée : "N'as-tu pas honte de toucher à une aiguille un soir de Noël, au risque de piquer le corps même de notre seigneur Jésus?" Je me suis figée, mortifiée. Ma mère a eu beau voler à mon secours, chassant la méchante sorcière, mon bonheur était brisé...
   Celle de droite, ronde, grand sourire dont émergeait une seule dent en bas, à la manière d'un poteau solitaire résistant dans un paysage aride, était toujours prête à ouvrir  sa porte et ses bras. Elle nous berçait d'histoires envoûtantes de sorcellerie, de médecine magique pour soigner ses jambes douloureuses qu'elle couvrait, devant nos yeux ébahis, de sangsues tirées d'un grand bocal à confiture...
   Celle d'en face avait une voix si haut perchée qu'il suffisait qu'elle entonne dans la porte : "Feriiii-keeee !", et son petit-fils ainsi convoqué à table accourait de l'autre bout du quartier. Elle avait le sourire facile, inondant son visage rond, mais aussi la colère dévastatrice, devant laquelle tous les enfants de la rue filaient doux. Un jour  -  je devais avoir six ans  -  dans une bagarre entre enfants, j'ai asséné un coup de canne sur la tête de son petit-fils, un peu douillet, à peu près du même âge que moi. Aussitôt, je me suis réfugiée à la maison, devant les hurlements du gamin. La tempête n'a pas tardé à s'abattre : la grand-mère secouait notre porte verrouillée à la hâte, vociférant d'antiques malédictions à mon adresse, souhaitant que mon bras tombe, desséché... Il a fallu que ma mère arrive pour retourner les malédictions avec la formule appropriée : "que de sa bouche, les maléfices retombent sur son sein..."

vendredi 7 juin 2013

Péter Kántor (1949 - ) : Lettre à ma mère (Levél anyámnak)

24 avril 2012



Ce poème monumental a été publié pour la première fois en octobre 2011 dans un hebdomadaire littéraire hongrois. Depuis que je l'ai lu, j'avais envie de le traduire en français... La liberté, l'apparente simplicité de sa forme cache un vrai défi: comment faire ressentir derrière ce "détachement", la tension, l'émotion vive qui étreint le lecteur... Chacun éprouve l'impression qu'il aurait pu écrire lui-même ce texte... Seulement voilà: c'est bien impossible, tout ce que nous pouvons, c'est nous identifier au poète...





Péter Kántor:

LETTRE À MA MÈRE

Ma très chère Mère,
Cinq mois se sont écoulés depuis la dernière fois que je t'ai vue, tout ce temps
je suis allé dans ton appartement et je continue, j'arrose les plantes, 
je n'ai rien touché sauf le petit divan de la chambre, celui
que j'ai tout de suite fait descendre dans la cour, à sa place se trouve une armoire vide, et
ça me fait penser que Á. et sa fille ont emporté tes vêtements,
elles ont tout mis dans des sacs en plastique noirs  -  il y en avait peu, pourtant
ça m'a fatigué de leur passer les robes, les jupes, les corsages et les pulls,
les quelques manteaux, vestes, bas, écharpes et bonnets, sans un mot,
sa fille a trouvé dans la cuisine un presse-ail, elle l'a
pris tout de suite avec joie, puis nous avons chargé les sacs noirs dans la voiture,
et elles sont parties, et moi, j'ai essayé de ne plus penser à tout ça.
Une autre fois, T. est monté pour m'aider, 
il a enlevé ce montage au-dessus de l'armoire de l'entrée,
ce mur de tissu gris attaché sur des barres depuis le plafond
et moi, j'ai jeté tout le bric-à-brac amassé derrière,
il y avait ces vieilles valises  et j'ai secrètement espéré
y trouver quelque chose d'intéressant, mais rien, rien,
sauf un grand nombre d'échantillons de pansements de chez RICO,
je me suis débarrassé de tout ça et j'ai installé un verrou
sur la porte d'entrée, c'est tout. J'oubliais: dans trois
agences immobilières, j'ai mis en vente l'appartement depuis le mois de mai,
il y a néanmoins le plafond qui fuit et les fissures et le parquet noir,
les gens prennent peur, par contre le poêle en faïence leur plaît beaucoup,
tu avais raison d'y tenir à tout prix, il est vraiment beau,
tôt ou tard, sans le brader bien sûr, quelqu'un l'achètera
et alors, il faudra vider l'appartement, tout liquider
ça sera comme un deuxième enterrement, un adieu définitif.
Je n'ai pas touché tes affaires personnelles, tes agendas, les feuillets
dactylographiés que tu n'as pas eu la force de jeter en fin de compte,
évidemment, ça aurait été bien que tu mettes tout en ordre autour de toi,
que tu aies trié au moins les liasses de papiers à l'encre pâlissante,
mais le temps de te rendre compte, il était trop tard, tu n'as fait qu'emmêler les pages,
et à la fin, tu m'as tout laissé pour que je les jette ou non
laisse-les, t'ai-je dit, fais-moi confiance, ne t'en fais pas, je m'en occuperai
mais comment m'en occuper, on n'en parlait pas, un acheteur viendra bien
alors, j'emballerai les feuillets, les agendas, et le reste
ne m'intéresse pas, quelqu'un prendra les livres, les meubles et le buffet aussi
que vous avez eu en cadeau de grand-mère en 1939, ma fille, ça ne vaut pas la peine
d'en acheter un neuf, de toute façon, il y aura la guerre, vous en achèterez plus tard
un plus beau, mais vous n'en avez jamais acheté de beau, et la bibliothèque
et les quatre vieux fauteuils, les couteaux et les fourchettes, les assiettes, tout, et
plus jamais je ne monterai chez toi car les dernières plantes ont été
emportées aussi, une par moi, les deux restantes par quelqu'un d'autre, peu importe qui,
et je sortirai sur le balcon une dernière fois,
et je regarderai la maison d'en face, le Danube et le belvédère  du mont János,
et je me souviendrai que nous y jouions aux échecs avec mon père quand j'étais petit,
une couverture étendue sur la balustrade et les deux chaises pliantes,
et je me souviens qu'à l'époque, je me croyais éternel et que vous aussi,
vous étiez éternels dans un monde qui a un début une fin nous le savons bien
et les deux grands-mères comme deux statues étrusques en conversation,
si leur sourire a survécu à deux guerres mondiales,
c'est qu'elles étaient invulnérables de toute évidence,
elles faisaient partie du décor comme les objets d'une exposition permanente
même s'il arrivait toujours que quelque chose tombe et se brise
et qu'on ne peut recoller, c'est ainsi que j'imaginais les choses à l'époque,
et quand je rentrerai du balcon, une dernière fois,
tu te tiendras à mes côtés, invisible bien sûr, maman,
tu acquiesceras de la tête quand nous quitterons les vieux murs.
Quand est-ce que tout ça se passera, je ne sais pas encore,
si ce n'est cet automne alors peut-être l'été prochain,
cet automne je placerai encore mes pions sur l'échiquier,
et je leur ferai mon discours, je leur raconterai que notre situation
est tout sauf rose et ils en souriront,
je leur raconterai que l'endroit où nous nous tenons est un trou,
et que leur devoir est d'en remonter, quitte à chuter encore,
et si ça les prenait de s'apitoyer sur eux-mêmes, tout d'un coup
ce qui ne m'étonnerait personnellement pas du tout, bien au contraire,
alors sans prendre en considération leurs arguments qui sont nombreux,
je leur demanderai qu'ils arrêtent ça tout de suite,
car ça ne mènera à rien de bien,
et de toute façon, ils doivent comprendre,
mais où sont mes pions? où sont-ils?
entre-temps, la nuit tombe et le ciel est comme une plaie rouge qui démange,
et pendant ce temps des barbares se pavanent et chantent un monde peuplé de
barbares par tous ceux qui ne se pavanent pas avec eux,
mais je ne rentre pas dans les détails, ça t'ennuirait,
bien sûr rien n'est éternel et d'un autre côté
rien de nouveau sous le soleil, oui, c'est l'automne,
tout le monde le sait, et pourtant il faut crier, il faut
s'élancer ne serait-ce que d'un petit pas en avant,
ne pas attendre jusqu'à tomber au fond du trou,
jusqu'à ce qu'un acheteur se présente enfin pour l'appartement,
jusqu'à ce que quelqu'un m'invite à sa table, et que le vent
sèche sur ma joue les larmes de l'orphelin. C'est l'automne.

traduction de Rózsa Tatár avec Muriel Verstichel. 
l'originale est publiée sur mon blog hongrois. http://floramagyarblogja.blogspot.fr/search?q=kantor

lundi 3 juin 2013

Faut-il réhabiliter le baiser?...


article datant du 20 novembre 2011
   Un article du Nouvel Observateur s'en inquiète, dans le sillage du "Philosophie Magazine", et le sujet atterrit finalement sur ce blog. Question de générations, sans doute.
   Il y a un certain temps, j'ai écrit une micro-fiction, intitulée: Premier baiser. La narratrice représente la jeunesse des années 60-70, avec les premières bouffées des libertés mais aussi des tabous puissants, issus d'une éducation stricte et frustrée qui fait du baiser le premier pas vers la perdition... En même temps, cela rend à cette première approche de la sensualité, à l'apprentissage du langage du corps toute son importance, et qui, semble-t-il, à notre époque hâtive, serait en voie de disparition.
    J'ai été surprise d'apprendre dans cet article que le baiser n'a pas toujours été "mondialisé", loin de là, pas même banal en notre Occident: "C'est avec Ronsard et Rousseau que le baiser s'est sacralisé en Occident pour les amoureux, après avoir été une tradition du clergé." Bigre! Je revois un instant la dernière affiche bannie de Benetton, le pape et un imam échangeant un baiser plus qu'oecuménique... Les choses ne seraient-elles pas en train de revenir en arrière?... 
   Bisou, bise, smack, bécot, patin ou pelle, le baiser, baveux ou profond, est adapté au contexte. La mémoire du couple en garde l'évolution, des premiers émois à la passion, des pulsions amoureuses à la tiédeur routinière ou à la tendresse sur la joue, accompagnée d'une caresse sur la main...  Il est le vrai baromètre des couples, bien plus fidèle que la fréquence de leurs relations sexuelles, s'apparentant pour certains à des mesures d'hygiène mentale... Le caractère du baiser trahit notre relation à l'autre: prenons-nous la peine de nous attarder à l'attention envers notre partenaire ou la jouissance hâtive et immédiate éclipse la phase d'approche? La sexologue Catherine Solano émet une évidence inattendue: le baiser est un acte gratuit, pas du tout indispensable mais il implique obligatoirement l'autre. "On peut jouir seul, mais pas embrasser seul." Notre époque individualiste, pour ne pas dire égoïste, ayant tendance à "zapper" le baiser, ne joue-t-elle pas avec le feu insidieux qui rendrait le paysage de nos relations amoureuses semblables aux collines du Var, après les incendies d'été?...

samedi 1 juin 2013

Bribes de mémoire 3. Antique pédagogie


texte daté du 28 juillet 2008:
 
   Ce rythme immuable, avec ses contrastes et ses ruptures violentes, façonnait mon enfance. La proximité de la nature imposait sa cadence, chaque saison dictait les préoccupations et les événements majeurs. Des cycles rassurants dans leur perpétuité.
   J'étais enfant à une époque sans télé. Cette différence cruciale est devenue lieu commun et pourtant... On vivait en "tribu" avec les bons et les mauvais côtés de la chose. Trois générations sous le même toit. D'âpres luttes entre bru et belle-mère pour le territoire, le pouvoir, mari  -  et fils  -  entre deux feux. Ceci dit, la bataille aboutie, chacun gardait un rôle plus ou moins important, y compris les enfants. Au lieu de les ensevelir sous les cadeaux, de les clouer devant l'écran, pour qu'on n'en parle plus, pour qu'on ne les entende plus, ils devaient participer, proportionnellent à leur âge et force physique aux tâches communes. Toujours la même histoire de confiance et d'initiation !  C'était une antique pédagogie dictée par les nécessités : les enfants devaient pouvoir remplacer les adultes, les prendre en charge à leur tour, le moment venu, dans une lignée inchangée et, pendant longtemps sans l'espoir de sortir des rangs des démunis. Pour les générations anciennes, l'espoir consistait à ne pas faire pire, à manger simplement à sa faim.
   Les petits-enfants grandissaient avec les grands-parents. Ainsi, la vieillesse n'était pas une déchéance honteuse à cacher au fond des mouroirs sentant l'urine et le désinfectant, entre des mains plus ou moins compatissantes, mais un phénomène dans l'ordre des choses. L'enfant était élevé dans le sentiment fort du devoir envers ses parents et les vieux savaient qu'ils auraient leur place jusqu'au bout au sein de la famille. Image angélique, idéalisée par un passéisme nostalgique?  Bien sûr, tout n'était pas aussi idyllique : cela supposait un solide sens du compromis de part et d'autre et qui manquait souvent. Les guerres, les disputes entre générations étaient fréquentes et dévastatrices. Beaucoup de jeunes couples furent ébranlés ou pulvérisés par l'intervention parentale, incapable de se résigner à partager amour, biens et pouvoir. Les vieux n'étaient pas toujours choyés avec respect, loin s'en faut. Mais la chaîne entre les générations existait et transmettait une image de continu, de perpétuel même. Et c'est ainsi que mon enfance sans télé m'a enseigné les mondes successifs révolus de mes grands-parents et de mes parents, par leur bouche talentueuse de conteurs des veillées.