mercredi 31 juillet 2013

Bribes de mémoire 8. Le sacrifice du cochon


22 août 2008

    Une effervescence palpable précède cet événement majeur de l'hiver: on prépare les ustensiles remisés le reste de l'année, on frotte le grand chaudron qui ne sert qu'à ce moment-là et qui attend au grenier, recouvert de l'intérieur d'une fine couche de graisse pour empêcher la rouille. Les divers récipients destinés à recueillir les morceaux de viande préalablement frits dans le saindoux bouillonnant avec lequel on les recouvrira, pour une conservation "sous vide"; la grande bassine en bois pour malaxer la chair à saucisse hâchée maison avec de l'ail, du paprika en poudre, du poivre, du sel, du cumin  -  tous ces subtils parfums qui lui donnent le goût inimitable et introuvable sur un autre point du globe...
  
"sacrifice estival" : les 4 protagonistes ne sont plus...
 Le jour fatidique, le boucher, un géant pansu dans mes souvenirs d'enfant (à droite sur la photo), arrive à quatre heures du matin : la journée sera longue! Petit verre d'alcool de prune pour se réchauffer et se donner du coeur à l'ouvrage et il sort ses énormes couteaux de professionnel qui me semblent étonnamment usés par les années d'exercice de son art. L'élu au sacrifice ne s'inquiète pas, on a l'impression qu'il est déjà résigné, voire fier de remplir ce rôle en échange des soins reçus... Que ressentaient les futurs sacrifiés au sommet des pyramides mayas pour amadouer les Dieux?...
   Les gestes sont habiles et rapides pour éviter les souffrances inutiles. On recueille le sang frais  dans une bassine pour en préparer un petit déjeuner succulent. Ah, je vous vois frissonner d'horreur devant ces "coutumes barbares" mais en allant au bout de la logique de cette sensiblerie à la mode, pourquoi n'hésiterait-on pas de croquer une carotte de peur d'entendre ses cris? La vie d'un végétal serait-elle moins respectable?...
   Bien sûr, on fait revenir le sang dans de l'oignon et de l'ail dorés, juste quelques minutes pour qu'il ne dessèche pas et cela constitue la première pause  déjeuner. La peau du cochon rosit sous la braise  d'une feu de paille (ou d'une brûleur à gaz plus tard, temps modernes obligent), les poils et autres impuretés débarrassés, la peau frottée, lavée, brossée plusieurs fois, avant d'ouvrir les entrailles pour récupérer et détailler tout ce qui est consommable. Nous, les enfants, sommes associés à la tâche, initiés comme pour les autres domaines de la vie quotidienne. L'épaisse couche de la neige immaculée entoure la scène sous le ciel sans étoiles de la nuit hivernale.

dimanche 21 juillet 2013

Retour sur terre


30 août 2011
 L'atterrissage est difficile... Je tente une prudente ré-acclimatation, pas à pas, après seulement un peu plus de 15 jours d'absence, mais quel dépaysement! Je regagne mes 16-18° sous un ciel gris, après avoir quitté un été véritable, un soleil ardent qui a fait grimper le thermomètre jusqu'à 44°... Sensation étrange d'avoir plus chaud à l'extérieur qu'à l'intérieur de sa tête... Ca, c'était dans le sud-est de la Hongrie, la semaine dernière... Beaucoup de retrouvailles, parfois inattendues, famille, famille, soleil, chaleur...
   Cependant, ce sont les 3 premiers jours des vacances qui m'ont marquée. Une halte à Venise. Une destination banalisée par la masse de touristes que la ville engloutit tous les ans. Pour certains, le voyage de leur vie. Pour d'autres, retour répété, nostalgique. Pour moi, une envie que je croyais à jamais inassouvie, et je m'y suis résignée. Il y a tant de rêves qui restent en suspens: l'essentiel n'est-il pas d'en avoir encore? Nous avions projeté ce voyage avec Gilbert, en 2005. L'évolution de sa maladie en a décidé autrement. Et tout d'un coup, mon fils m'offre ce cadeau... Dans le vaporetto nous amenant place San Marco, l'émotion me submerge: tant de beauté quasi sans une fausse note, concentrée dans un seul endroit est suffocant. Ceux qui me connaissent savent que je ne pleure pas facilement, surtout en public. Derrière mes lunettes de soleil, mes larmes coulent sans retenue. 
   
Nous avons beaucoup arpenté les rues, traversé des canaux par les innombrables petits ponts bossus pour laisser passer les gondoliers debout à l'arrière de leurs barques finement élancées. Mes petites-filles trottinaient bravement, demandant parfois à être portées sur les épaules de papa ou de maman. Je ne voulais pas leur infliger les visites de tous les musées, seulement le Palais des Doges. Je voulais surtout m'imprégner de l'atmosphère unique de la ville, secrète comme sous un masque: on ne peut deviner ce qui se cache en-dessous... Beauté divine ou laideur défraîchie?... Les façades sont d'une splendeur à couper le souffle, même dans leur délabrement émouvant. Cette décrépitude due à l'humidité fait partie du charme, elle appartient à leur vérité.
   La fière république vénitienne qui a choisi Saint Marc comme emblème pour mieux affirmer son indépendance. La Sérénissime! Une ville qui est un personnage. Enigmatique, séductrice comme une ombre masquée qui nous attire irrémédiablement dans les dédales de ses secrets... 

samedi 20 juillet 2013

Qu'est-ce qui sauvera le monde?...


14 octobre 2011
 Les religions vacillent, elles ne parviennent plus à nous libérer de nos grandes peurs de la souffrance, du Néant. Les sciences donnent parfois l'impression d'échapper aux apprentis sorciers et de susciter plus d'angoisse que de promesse de salut. Pendant longtemps, la politique, les idéaux nous berçaient de l'illusion de notre libre arbitre, du pouvoir de la volonté humaine à changer la face du monde. Une par une, nos illusions s'effondrent. Nous ne sommes plus maîtres de notre destin, impuissants témoins devant la fuite en avant de l'humain autodestructeur qui, au mieux, cache la tête sous le sable pour ne pas voir l'instant de sa perte. L'homme nu grelotte au milieu du désert de sa solitude...
  Vision apocalyptique exagérée ou lucide, découlant d'une simple réflexion sur l'état de notre monde? Que reste-t-il à l'homme pour pouvoir continuer à vivre? Certains répondent: l'Amour. Comme ça, avec un grand A. Pour signifier peut-être qu'il ne s'agit pas d'un sentiment à la petite semaine, celui qui passe et qui nous plonge dans la détresse mais d'une gigantesque et mystérieuse onde d'énergie enveloppante et salvatrice. On s'y sentira bien, à l'abri de tous les dangers comme dans le liquide originel de nos premiers instants de vie...
   J'ai du mal, j'ai du mal à croire à la survenue de cette force, soudain universelle qui balaye les guerres, l'agressivité attisée par l'appât du gain, l'indifférence glaçante, transformant les milliards d'humains en un troupeau pacifique bêlant à l'unisson l'amour de son prochain... Dans un monde tiède qui deviendrait rapidement à mourir d'ennui. Comme un genre de paradis terrestre.
   L'Amour doit demeurer un idéal, un souhait ardent et une réalisation difficile qu'il convient de mériter. Comme un diamant étincelant et rare: il ne faut pas le galvauder.

illustration: R. T.

mardi 16 juillet 2013

Bribes de mémoire 7. Des cochons heureux...


16 août 2008
  Le grand événement de l'hiver que je pourrais appeler "le sacrifice du cochon", tellement il est empreint d'un rituel immuable, a lieu au moment le plus froid de l'hiver, aux alentours de janvier, février. A la campagne, jusqu'aux années soixante, le réfrigérateur est inconnu. Quand il fait -25° dehors, dans la petite pièce qui sert de réserve pour la nourriture, la température avoisine 0° : plus froid que dans un réfrigérateur!   

   Comme la plupart des familles à la campagne, nous élevons des animaux : poules, cochons, veaux et longtemps, nous avons même une vache qui assure nos besoins en lait, frais ou caillé et en crème fraîche épaisse. Il en reste même pour la revente. Mais la grande affaire quasi affective pour mon grand-père, et pour mon père ensuite, demeure l'élevage des cochons. Ah, c'est bien loin des proportions et des nuisances des élevages industriels: on garde une truie pour la reproduction, conduite solennellement - et à pied!  -  chez le mâle attitré, au moment venu, et des jeunes pour les engraisser avant d'en soumettre un au "sacrifice" annuel, lorsqu'il atteint les 150 - 200 kg.
   Un cochon, c'est affectueux, attachant; mon père s'amuse à leur donner des prénoms issus de feuilletons de télé américains: c'est ainsi qu'ils accourent lorsque retentissent dans la cour les Samantha, Pamela ou Lucy... Ils sont très propres, contrairement aux idées reçues qui leur collent à la peau. Il faut dire qu'ils sont logés quatre étoiles: leur porcherie dispose d'un compartiment "nuit" où ils s'enfouissent dans la paille blonde et fraîche jusqu'au bout du museau, tandisque pour les besoins et les repas, ils choisissent immanquablement "l'antichambre" au sol pavé de briques et nettoyé quotidiennement aux grandes eaux. Dans la cour arrière, mon père leur confectionne une "piscine" où ils se prélassent les jours de grosse chaleur car ils ont leurs heures de sortie dans la cour pour se dégourdir nos futurs jambons fumés. La fin de l'adolescence est marquée pour eux par un bout de fil de fer (inoxydable) qui transpercera leur museau à deux endroits pour les empêcher de retourner la terre par instinct ancestral, certes, mais qui n'arrange pas les hommes. Nous vivons ainsi, dès l'enfance, dans une proximité immédiate avec les bêtes, loin des relations névrosées d'un husky de Sibérie attaché au radiateur de son maître en mal de soumission inconditionnelle... Chacun à sa place et respect mutuel, dépourvu de sensiblerie anthropomorphe excessive. Les poules et les cochons, on les aime et jusqu'au bout, y compris lorsqu'ils atterrissent dans nos assiettes!

dimanche 14 juillet 2013

Regard dans le rétroviseur... (extrait du Cahier rouge, mars 2010)

28 mars 2013

Ce matin, je me suis replongée dans ce "Cahier rouge", une sorte de consigne du temps qui s'enfuit, entamé en mars 2009 et arrivé à sa 225-ème page il y a à peu près un an.  Son successeur, le "Cahier noir" a déjà atteint 179 pages manuscrites, bien serrées. Que s'est-il passé d'important, du moins pour moi, il y a tout juste trois ans?... Coup d'oeil en arrière.


30 mars 2010, mardi: (nb. je suis à Meudon) Pour me remettre des trois-quatre jours précédents, je reste à la maison, quasiment en position de gisant, renonçant au retour au Salon ou à l'expo de Lucian Freud. La honte! A ma décharge: de fréquentes averses qui me découragent de faire 2 heures de queue à Beaubourg et de monter la grimpette au tram. Lucie est restée scotchée à moi ce matin. Que faire? Elle se serre contre moi sans bouger... Drôle de petite tête: qu'y a-t-il dedans? Sûrement plein, plein de choses qu'on n'imagine même pas...
   Pendant ce temps, mon "Istanbul" reste en suspens. J'espère que ce ne sera pas cet     énième feu de paille dont j'ai le secret... C'est pour cela que j'ai besoin d'engagement ferme, pour ne pas sombrer dans l'inertie... En même temps, si je délaisse ce cahier (et le blog, surtout) plusieurs semaines, je ressens un manque sourd et oppressant. Se réfugier dans les mots? Fuir la réalité? Comment écrire, déjà? Faut-il y réfléchir ou bien peut-on se contenter de suivre ses instincts? Je serais sans doute incapable d'écrire un récit classique, linéaire, suivre une trame stricte. Incapable ou pas envie? Les deux et peut-être l'un à cause de l'autre.
(...)
   Au dernier billet en date sur mon blog, j'ai ajouté ma photo prise en 2006, sensiblement la même qu'aujourd'hui. Pourquoi ai-je franchi le pas? Ce n'est pas anodin, comme rien dans la vie. Il m'a fallu presque deux ans pour me "dévoiler" ainsi. Afin de comprendre le pourquoi de se dévoiler, il faut déjà comprendre le pourquoi de se masquer. Envie de créer des illusions? Peur de décevoir? Envie de se cacher? Pourquoi? Pour fuir le paraître? Pour se laisser imaginer à travers ce qu'on crée et qui doit être  -  du moins, on l'espère  -  plus vrai, plus fidèle que l'apparence physique? Cependant, je suis sûre que les personnes très belles s'empressent à exhiber leurs photos pour ajouter à la séduction éventuelle de leur production...! 

jeudi 11 juillet 2013

Oeuvre de Gilbert * Le mépriseur (roman, extrait)


16 octobre 2010

   Voici un extrait du roman de Gilbert Le mépriseur, publié en 1993 aux éditions Manya. Le lent chemin de croix du commissaire Tardeau. Pour moi, c'est de la très grande écriture, et Gilbert savait à quel point j'étais avare des compliments. Il me donne, à chaque relecture, des frissons de plaisir et d'effroi...

  
(...) La nuit achève de tomber, repliant le vide que la large baie ouvre sur la ville en contrebas. Autour d'eux, l'obscurité tisse un écran accueillant à l'épave qu'est devenue sa vie. Il voudrait éteindre la lampe, s'évader dans le noir qui va les gagner, comme dans les draps d'antan, chauffés d'une bouillotte. Mais elle ne supporte pas les draps, pas plus qu'elle n'accepte de se livrer à l'amour sans lumière et, loin de trouver l'apaisement, il se découvre cristal cassant, statue exposée dans une vitrine, porcelaine agitée par des visiteurs pervers suspendus dans l'air derrière la vitre, riant à gorge déployée de sa nudité adipeuse.

   Maintenant qu'elle l'a privé de vêtements, il faut différer les gestes plus compromettants. Seuls les mots ont alors un effet, petits mots, ni trop courts ni trop longs, et ronds comme une toupie, mots qui se déroulent comme une corde ronflante. L'idéal serait de l'amuser, de la détourner de sa besogne, quelques minutes, une seconde. Il tente une plaisanterie, une deuxième, puis d'autres, les plus éprouvées, les plus éculées, celles qui assurent d'ordinaire son succès. En vain.
   Toujours, il les a conquises par le rire, sachant qu'il ne disposait pas d'autres armes, avec une profession peu propice à inspirer la passion, un physique distendu par la nourriture et la bière, handicaps qu'il s'acharnait à dissimuler le plus longtemps possible sous la fantaisie. Ces conquêtes, consommées au creux d'un lit et défaites au matin, par lassitude, par mégarde ou parce que de plus brillantes victoires s'annonçaient, baignent dans le lointain. Son humour, il ne le retrouvera que plus tard, dans ces années vers lesquelles il se hâte, lorsqu'il n'en aura plus besoin parce que sera dépassé le cap du dernier recours.
   De toute façon, Martine est une trop redoutable travailleuse. Elle ne saurait supporter de se distraire de sa tâche, avant de l'avoir peaufinée de toute sa technique, n'admettant aucun contretemps, aucun obstacle sur la route tourmentée de l'orgasme. Face à pareil adversaire, et au ciel obscurci des regards qui le jugent, la partie est perdue d'avance, la défaite consommée avant même la bataille  et il s'abandonne lentement, pour la première fois depuis un siècle, pour la dernière fois avant un siècle, perdu, écartelé, entre deux infinis. (...)

mercredi 10 juillet 2013

Coquille (29 septembre 2011)


  Je suis femme de ménage. Technicienne de surface, si vous voulez. Agent d'hygiène, encore plus ronflant, plus hypocrite. La vérité est que je débarrasse les déchets derrière mes frères humains qui, de ce fait, n'ont aucun scrupule à en semer partout.
   J'opère la nuit, lorsque les locaux, énormes cages de verre insonorisées, à air recyclé sont désertés, silencieux sous les néons de morgue. Je pousse mon chariot dont le grincement érafle le calme nocturne: la roue arrière gauche déséquilibrée, sans doute. Je ne fais rien pour y remédier. J'ai tant d'autres chats à fouetter!...
   Une façon de parler. Il n'y a même pas un chat qui m'attend dans la tanière que je regagne sous le ciel rose pâle. Rien n'a bougé pendant mon absence. Un désordre mesuré et réconfortant, vivant. Aucune trace hostile. 
   Mes livres occupent tout l'espace disponible, même au-delà. Mon refuge, mon évasion. Ils me transportent vers d'autres vies que la mienne, devenue purement et simplement le réceptacle de ces rêves. Un réceptacle et rien d'autre. Coquille vide.
   Dans la salle de bain, une seule brosse à dents. Plus de rasoir qui traîne, ni de cheveux noirs dans le lavabo. Je suis rousse.
   La corbeille à linge n'abrite plus que mes vêtements que je lave et repasse comme bon me semble, personne ne me presse. Aucune critique acerbe et malveillante qui fuse, aucune petite flèche maligne lorsque mon doigt touche la mince pellicule de poussière sur la table basse...
   Mon lit reste ouvert, je m'y laisse glisser le matin et je tente de réchauffer les draps. Un lit monacal, tout juste assez large pour une personne: heureusement, je ne suis pas trop épaisse... Dans mon cocon, il n'y a pas de place pour un intrus.
   Femme de ménage, statut peu brillant pour celle que j'ai été, il n'y a pas si longtemps, dans une autre vie. Dans une prison dorée. Sous l'oeil inquisiteur de mon tortionnaire personnel. A plein temps.

lundi 8 juillet 2013

Bribes de mémoire 6. Bonheur et deuil: solidarité


12 août 2008

 Cette solidarité s'étend à tous les domaines de la vie : les pauvres se serrent le coude et cela finit par engendrer de la vraie générosité. Les voisins peuvent passer sans s'annoncer  -  le téléphone est à des années de lumière. (Je me souviens de ma stupeur en arrivant en France devant les mille précautions que ma belle-famille devait prendre avant de rendre visite au vieux couple de cousins qui habitait la maison voisine...) L'intérieur doit être astiqué, rangé en permanence, en vue d'une visite impromptue, au risque de se retrouver sur le bout de la langue aiguisée des commères. Ceci dit, des codes tacites existent : on ne débarque pas à tort et à travers, sauf en cas de force majeure.
   La naissance, la maladie, la fête et le deuil se partagent. Un bon plat, un gâteau  -  plutôt rares aux années d'après-guerre  -  et les assiettes circulent dans le voisinage pour faire goûter et pour recevoir en retour. Les voisines se rendent en procession chez une accouchée, chargées de la soupière enveloppée dans une serviette blanche amidonnée, nouée aux quatre coins transversalement, de manière à obtenir une anse. Elle contient de la soupe de pigeon, véritable potion magique, réputée pour redonner  rapidement les forces aux affaiblis.
  
La mort vous prend à la maison et rarement dans les hôpitaux aseptisés, provoquant silence et pleurs compatissants et veillé autour du corps, avec des "pleureuses" quasi professionnelles, dignes des tragédies antiques. J'ai le souvenir du défilé pour moi mystérieux des vieilles, toutes habillées de noir, avec ce foulard qui ne quitte jamais la tête de mes grands-mères, pas même la nuit et qui change selon les saisons et les circonstances : pour le jour ou la nuit, l'été ou l'hiver, quotidien ou jour de fête. Les voir tête nue au moment de se peigner leurs tresses longtemps restées noires étaient pour moi des moments rares d'intimité dérobée.
   Nous, les enfants, sommes maintenus à l'écart de la mort et de l'enterrement. C'est ainsi que longtemps, cet événement revêtait pour moi un effroi profond. Je n'ai pas vu mes grands-parents décédés  -  j'étais absente, géographiquement trop éloignée  -  et pour mon père et mon frère, je me suis esquivée devant leur cercueil ouvert pour ne garder que leur image de vivant. Est-ce toute la vérité ou sa moitié qui masque ma lâcheté à faire enfin face à la terreur de l'enfant que j'étais restée devant la mort?...

samedi 6 juillet 2013

Bribes de mémoire 5. Enfance, soleil...


9 août 2008
   Lorsque je me retourne sur ce chemin, je perçois du soleil, une sensation de chaleur constante et enveloppante qui ne vient pas uniquement du ciel bleu de mes souvenirs, assurément. Un sentiment est absent : la solitude. Mon frère est un compagnon de jeu de chaque instant  -  nous n'avons pas tout à fait deux ans d'écart  -  jusqu'à l'adolescence. Avec les autres enfants du voisinage, plus ou moins du même âge, les enfants de la paix revenue, nous inventons nos jeux, faute d'avoir des jouets sophistiqués à notre disposition. Ces jeux se déroulent en plein air : les adultes ne tiennent pas à nous avoir dans leurs pattes à l'intérieur et nous sommes donc oxygénés en permanence. Nul besoin de promenade à portion congrue dans un square rabougri où s'entassent enfants, vieux et chiens en laisse. Tout le quartier nous appartient, avec ses cachettes connues de nous seuls.

   Nous passons les trois mois d'été pieds-nus. Fin mai, l'abandon des chaussures est un signal excitant de l'arrivée de la vraie chaleur, celle qui monte allègrement au-dessus de 30° et qui ne doit pas pour autant empêcher les hommes et les travaux d'avancer. Les maisons restent fraîches avec leurs murs en torchis de plus de cinquante centimètres d'épaisseur, trapues, toutes de plain-pied. Le sol est en terre battue, badigeonné régulièrement et recouvert de tapis artisanaux, confectionnés avec des chutes de tissus qui mettent couleurs et gaîté dans la sobriété des murs chaulés.
   Dans les cuisines, le foyer en terre des débuts est remplacé  -  signe du progrès  -  par une cuisinière en fonte, nourrie toujours par des tiges de maïs séchées, du bois, voire de grosses galettes de bouses de vache séchées mélangées avec de la paille, dans des périodes de vaches maigres, pour ainsi dire... Cela ne donne que l'illusion de la chaleur.
   Lorsque le soleil, fatigué d'épuiser la terre et les vivants se décide de descendre à l'horizon, nous dessinons des grands huit avec nos arrosoirs sur le trottoir. Les voisins s'installent sur les bancs et les tabourets pour prendre de la fraîcheur, dévider les nouvelles et la fatigue de la journée, deviser ou se taire. Les femmes prennent parfois au creux de leur tablier petits pois à écosser, pommes de terre à éplucher, vêtements à raccommoder, tâches plus légères en compagnie et qui évitent de rester les mains inoccupées. Je vois encore mon père ou mon grand-père affiler la faux ou la binette, assis dans l'herbe devant la maison, encouragés par les passants occasionnels. Comment se sentir seul dans de pareilles conditions?

mardi 2 juillet 2013

Sylvain Tesson: Dans les forêts de Sibérie


7 janvier 2012
 Dès que j'en ai entendu parler, une envie irrésistible m'a attirée vers ce livre. Un journal de bord, jour après jour, des six mois de retraite de l'auteur au bord du lac Baïkal (le plus grand réservoir d'eau douce de la planète, avec ses 31500 km2, une pureté et une profondeur unique à 1630 m, un lac vieux de 25 millions d'années...). De février en juillet, en Sibérie, on vit surtout l'hiver, à - 33°, dans une cabane de pêcheur de 3 m sur 3, en rondins de bois, avec un poêle en fonte pour tout confort, à condition que l'on coupe son bois... Le lac gelé à plus d'un mètre de profondeur, sert de voie de circulation. Pour pêcher, il faut tailler un trou dans la glace. A 30 km à la ronde, pas de voisin. Des visites, très rarement, de quelques pêcheurs ou géologues, aussi "sauvages" que lui, pour vider quelques verres de vodka ou de thé. Des traces d'ours parfois, histoire de ne pas se faire oublier. Et surtout, un paysage grandiose, changeant et toujours merveilleusement renouvelé.
   Des cahiers vides à remplir, une caisse d'une bonne soixantaine de livres à déguster. Une rencontre avec soi-même. L'écrivain globe-trotter Sylvain Tesson, à 37 ans, en éprouve un besoin irrésistible: "J'ai atteint le débarcadère de ma vie. Je vais enfin savoir si j'ai une vie intérieure."
   La "cabane" devient un symbole, un concept philosophique. "La cabane est le lieu du pas de côté." Posséder le temps, c'est acquérir la liberté. Courir à travers l'espace est une fuite en avant. Une course effrénée devant l'angoisse de la confrontation avec soi-même, avec sa finitude. "Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et soudain, on ne sait même plus qu'il est là." Ce qu'il cherche, c'est l'apaisement par la conquête d'une liberté intérieure, la seule véritable. "Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l'espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l'âpreté de la vie, et le côtoiement de la splendeur géographique. L'équation de ces conquêtes mène en cabane."
   L'ermite qu'il devient se détache progressivement du monde, pour constater avec stupeur et un certain effroi: ni mes biens ni les miens ne manquent... Dans la solitude, les pensées prennent de l'ampleur, rien ni personne n'entrave leur jaillissement, leur approfondissement, jusqu'à la conclusion ultime: "Qu'elle est légère, cette pensée! et comme elle prélude au détachement final: on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde!
   Est-on obligé de s'installer au bord du lac Baïkal, dans un  froid de gueux, pour conquérir sa liberté? Bien sûr que non. "On peut trouver le silence dans ses voûtes intérieures", même au milieu d'une grande ville.
   Moi qui ai tant de mal à me décider pour regagner mon lit, le soir, j'attendais le moment des retrouvailles avec le livre de Sylvain Tesson. Comme un rendez-vous jubilatoire avec des idées qui faisaient écho à mes propres préoccupations, confirmant ce qui était en gestation lente et incertaine au fond de moi, depuis le début de la solitude, imposée par la mort de Gilbert et choisie ensuite. Par nécessité de la rencontre avec soi-même. Les notes quotidiennes: un autre écho justifiant ma graphomanie somme toute récente. Une nécessité de fixer le temps, du moins s'en donner l'illusion, ai-je noté dans mon "cahier rouge" il y a deux ans. Sylvain Tesson, graphomane talentueux et expérimenté le dit bien mieux: "J'écris un journal intime pour lutter contre l'oubli, offrir un supplétif à la mémoire. Si l'on ne tient pas le greffe de ses faits et gestes, à quoi bon vivre: les heures coulent, chaque jour s'efface et le néant triomphe. Le journal intime, opération commando menée contre l'absurde. J'archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l'existence." Merci d'avoir ainsi aidé à clarifier le sens de ma vie.