lundi 25 novembre 2013

Une vie sans histoire


(Publié le 5 Juin 2011 sur "le blog de Flora")
   J'ajuste la couverture sur les genoux d'Edmond. Le corps volumineux et inerte cueille les ultimes rayons du soleil d'automne. Rayons pâles, à peine tièdes. Tout est en ordre: le verre d'eau avec la paille, le transistor qui diffuse de la musique en sourdine et le coussin à fleurs soutenant la tête.
   Je me reproche la hâte avec laquelle je quitte la maison et son atmosphère lourde. A l'image de ma vie. Dehors, je prends une profonde respiration, comme une bouffée de liberté. Quarante ans déjà...
   Rien ne rendra ma jeunesse, je ne retrouverai jamais Hilke, la blonde appétissante avec ses fossettes et ses yeux de biche qui, à dix-huit ans, avait succombé aux pressions amoureuses de son fiancé, évaporé dès l'instant où l'existence d'un bébé devint manifeste... Fille-mère de la honte! Avec cette tare, je ne pouvais compter que sur la charité d'un homme. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais assumé avec dépit mon petit garçon qui me regardait avec les grands yeux bleus de mon fiancé fantôme. Pour ma mère, j'étais la tache sur la réputation familiale qu'elle essayait de sauvegarder tant bien que mal, en élevant seule, veuve, ses quatre filles.
   Pas un jour ne passa sans ses exhortations pour que je me trouve un mari. De guerre lasse, je décidai d'en finir avec ses sermons. Un soir je rentrai en prononçant cette unique phrase: "Ca y est, je me marie le mois prochain." 
   Edmond, je ne le regardai véritablement que ce soir-là, pour la première fois, lorsque sa question arriva, au moment opportun de mon exaspération. "Tu cherches un mari? Je suis là."
   C'était un homme épais avec son tablier blanc, massif derrière son comptoir, à manier avec aisance les couteaux de différentes tailles, dans les effluves appétissantes des saucisses et des boudins, jambons dodus et pâtés alléchants. Je le soupesai tout entier, sa quarantaine solitaire, son crâne dégarni avec le crayon planté derrière son oreille droite, ses bras poilus dépassant de la veste grise.
   Une fille "en main"  -  c'est l'effet que cela me faisait. Pour rassurer ma mère. Pour me donner de la respectabilité dans le patelin.
   J'honorai le contrat avec loyauté. De son côté, il éleva mon fils  et m'aima à sa façon. Pour moi, l'amour demeura du domaine du devoir conjugal dont je m'acquittai les dents serrées, en attendant que ça passe... Le vrai, celui dont les fugaces reflets faisaient leur rappel, par moment, dans les yeux de mon fils, s'était depuis longtemps évanoui dans un passé sans mémoire...