mardi 15 avril 2014

Oeuvre de Gilbert * Pavés du Nord (roman, extrait)


[...] Raymonde abaisse son fusil, sans ôter le doigt de la gâchette. Dans sa tête, un grand bruit, une illusion, un klaxon sous la fenêtre, disloque les images. La galerie de mines s'écroule. Coup de grisou. Trois haveurs tués. A la surface, une locomotive percute la pile d'un pont. La chaudière explose sous le choc, libérant la vapeur et le charbon rougi, jets rouges et blancs qui communiquent le feu à la forêt voisine. La Simca blanche se détache de la masse de fumée, fonce dans la tranchée. Un corps d'enfant s'envole sur le talus, près du cadavre de Jean. Pour la première fois, Benoît Leblé pilote la voiture, rire sardonique de l'alcoolique. Elle lâche le fusil qui tombe sur le plancher.   Coron n'assiste pas à ce désastre imaginaire. Il est sorti de la maison, bien avant l'heure habituelle. Tous ses malheurs, la blessure du crâne, l'ingratitude d'avoir été jeté du lit, les deux photos de Pierre Fourche, l'absence de nourriture, ont bouleversé en lui l'horloge interne.
    Il n'est pas monté jouer avec le gros naïf. Ses pas l'ont entraîné vers la maison des Mauve. La mine de mou, l'écuelle de lait, à gauche de la chatière, il les connaît par coeur, en a déjà usé, par pure gourmandise. Aujourd'hui, la nécessité le pousse. S'il doit se faire voleur pour survivre à la faim, autant que le festin se montre à la hauteur. Les chats du lieu grognent, crachent, voûtent le dos, des simulacres de combat. Un rictus, un coup de patte suffisent à leur déroute. Ce sont des pacifistes gras, incapables de lutter contre Christophe Coron, le bourlingueur de toits. [...]

extrait du roman  Pavés du Nord,  éditions Quorum,  1997

samedi 15 mars 2014

Bribes de mémoire 18. * De mon grand-père maternel

  La silhouette de mon grand-père maternel fait partie du décor extraordinaire de mes vacances. La casquette quitte rarement sa tête (cette région a des habitudes vestimentaires différentes - nous ne sommes pas encore à l'époque de l'uniformisation créée par la télé et le commerce mondial); d'ailleurs, je ne peux pas l'imaginer avec le petit chapeau de mon autre grand-père et l'inverse serait tout aussi inconcevable. Sans doute pour protéger sa calvitie du soleil, des gouttelettes de chaux et de crépi. Il est maître maçon et fier de l'être. Dans ce petit village paysan, être artisan procure un certain statut. Cela ne l'enrichit certes pas; il travaille dur car en plus de la maçonnerie, il cultive son lopin de terre et il loue ses bras pendant la moisson afin d'assurer les revenus pour une famille de six enfants dont deux meurent en bas âge. Il habite sa propre maison, montée de ses deux mains.
   Il est issu d'une dynastie de maçons: ses aïeux, depuis des générations, ses frères et un de ses fils, ses neveux et petits-fils, tous exercent le noble métier des bâtisseurs comme si ça allait de soi. A cette époque, à la campagne, le maçon doit gérer la construction depuis les plans jusqu'aux finitions: il est à la fois maçon, charpentier, couvreur, carreleur, menuisier et peintre en bâtiment. Mon grand-père est très demandé dans les campagnes alentour: il est apprécié non seulement pour son perfectionnisme mais aussi pour le bon goût dans le choix des couleurs du crépi. Il se déplace à bicyclette pour travailler à des dizaines de kilomètres plus loin. Je me souviens de ses retours avec le soleil couchant, couvert des gouttelettes du crépi, exténué, s'asseyant à l'ombre pour griller une cigarette, avant même de se laver... Plus tard, un vélo Solex facilite la tâche, et pour finir - suprême luxe - une mobylette...
   Mais il a d'autres cordes à son arc! La tonnelle de son jardin cache un petit atelier, toujours fermé à clé, interdit même à ma grand-mère. Je considère comme un privilège l'autorisation d'y pénétrer. Le mobilier est modeste: un petit divan dans un coin pour les rares siestes des jours de fête, une table et une chaise. Sinon, des outils mystérieux partout! Car mon grand-père est aussi cordonnier et horloger amateur, bien équipé! Sans parler de ses ustensiles de barbier! Il apprend ces métiers tout seul, en observant les mécanismes, et il les exerce parallèlement, quand les mauvaises saisons stoppent les travaux de maçonnerie.
   Son métier à travailler debout toute la journée dans la poussière lui lègue une silhouette droite et élancée - et un asthme tenace (jamais soigné) qui l'empêche de respirer des nuits durant. J'entends encore le sifflement rauque de son souffle et revois son geste pour allumer le petit poste de radio fixé au mur près de son lit, sur les 4 - 5 heures du matin. A cette heure-ci, les émissions en hongrois de La Voix de l'Amérique et de l'Europe Libre  ne sont pas encore trop brouillées. Il est étonnant, mon grand-père. Avant la guerre, on le traite de communiste subversif ; pendant le régime totalitaire il devient dangereux réactionnaire. Je comprends avec ma tête d'adulte qu'il était seulement un homme libre...

illustration: portrait de mon grand-père fait vers mes 11-12 ans

vendredi 14 mars 2014

André Lorant: Le perroquet de Budapest (roman)


   

    Je viens de terminer la lecture du livre autobiographique de André Lorant, éminent universitaire, spécialiste de Balzac. Le perroquet de Budapest, paru en 2002 aux éditions Vivane Hamy m'a intéressée d'abord en sa qualité de témoignage d'un déraciné sur le travail "d'archéologie scripturaire" accompli à la recherche de son passé (j'ai retrouvé la métaphore de plongée archéologique que j'avais utilisée dans un de mes textes, avec une satisfaction puérile).       A part cette tentation, à peu près tout nous sépare. De presque vingt ans mon aîné, il n'a pas vécu la même époque. Juif converti par précaution, obligé de porter l'étoile jaune pendant la guerre, caché pendant les vagues de déportation, il subit une nouvelle humiliation par le nouveau régime. Descendant de la grande bourgeoisie de la capitale, non seulement il perd sa fortune et ses privilèges, mais il doit les porter comme des stigmates honteux. Il quitte le pays en 1956 pour Paris.

   Ce qui m'a intéressée aussi, c'était de savoir à quel point on peut adopter une nouvelle langue (ou être adopté par elle) jusqu'à ne plus déceler le moindre frémissement subliminal de la langue d'origine. Il est vrai que les nounous françaises de son enfance lui facilitent grandement la tâche et ses études littéraires l'y aident également. Il écrit un beau français parfait et sensible, composé tel un morceau de musique - musique qui ne cesse de parcourir et de teinter son texte - et je finis par me demander si le hongrois joue véritablement le rôle de la langue maternelle dans son enfance, dans sa vie. Il a le sentiment - avec quelques bonnes raisons - d'avoir  été rejeté deux fois par le pays qu'il rejette à son tour. Quarante ans plus tard, il y retourne à la recherche de son passé, pour tenter de renouer le fil rouge cassé. "La réalité de là-bas, je ne l'ai comprise qu'ici, et je ne peux formuler qu'en français la charge affective dont sont investis les événements majeurs de mes années de jeunesse. Je me sens détaché de la langue magyare, alors que j'ai vécu ces événements en hongrois." Ces phrases résonnent en moi, terribles et triomphantes. Je rédige instinctivement mes notes en français : j'ai l'impression que la distance prise avec ma langue maternelle (avec la mère ? disait mon amie Monia) libère ma parole.
   Par ailleurs, un abîme nous sépare. Son délicat et somptueux cocon bourgeois est menacé par des "hordes sauvages" communistes  -  composées en partie de gens semblables à mes ancêtres démunis... Lui, même dépouillé de ses privilèges, n'atteint pas, et de loin, le degré de leur misère... Ils ne lui inspirent que dégoût craintif et distant, sinon condescendance paternaliste à l'égard de quelques serviteurs méritants...
   Comme quoi, nous sommes aussi "produits" de nos milieux d'origine...

* article paru sur http://flora.over-blog.org le 23 mars 2009

vendredi 7 mars 2014

De l'Art...





Publié le 29 Novembre 2011 sur "le blog de Flora"

L'art, en tant qu'activité humaine, n'a aucune utilité pragmatique, il est malgré tout indispensable pour nous aider à vivre. Il sublime notre réalité, nous permettant d'accéder à un niveau de compréhension supérieur de ladite réalité par l'intuition, par la suggestion d'une certaine connection avec la part invisible de nos perceptions. Est-ce cela, la spiritualité?...
"Le peintre n'est pas intellectuel lorsque, ayant peint une femme nue, elle nous laisse dans l'esprit l'idée qu'elle va se rhabiller de suite." 
"...la beauté (qui) jamais n'engendra l'impudeur mais défère au contraire à toute la nudité un attrait pur qui ne nous abaisse pas."
Ce sont des extraits tirés du journal d'Odilon Redon "A soi-même", comprenant les notes écrites pendant les années 1867-1915.
D'autres ont tenté de formuler leur définition de l'art:
*  "L'art est un cheminement studieux vers une école buissonnière."  (R. Mallet)
*  "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible." (P. Klee)
*  "Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c'est l'artiste 
    bourgeois."  (C. Baudelaire)
*  "L'art est un pâtre obscur qui marche les pieds nus." (V. Hugo)
*  "Avec le talent, on fait ce qu'on veut.  Avec le génie, on fait ce qu'on peut."  
    (D. Ingres)
*  "Nous avons l'art, afin de ne pas mourir de la vérité."  (F. Nietzsche)

mercredi 19 février 2014

Questionnement sur la beauté

   Je sais : je m'attaque encore à l'Everest, comme dirait Patrick qui se reconnaîtra... Je suis consciente qu'on peut consacrer toute une vie à ce sujet et encore, elle ne suffirait pas... Ce n'est que le début d'un questionnement qui est généralement plus intéressant que les réponses. Une façon de reconnaître notre parfait et innocent dilettantisme touche-à-tout... Cependant, ne vaut-il pas mieux se poser des questions que de planer en toute quiétude au-dessus de notre existence si courte? Il est vrai que Flaubert a assené un coup fatal à nos ardeurs avec son "Bouvard et Pécuchet" ! Mais, au fond, rien ne décourage un vrai dilettante...
Une chose est évidente : nous avons un besoin vital de beauté autour de nous. Plus difficile est de définir ce qu'elle signifie. Est-ce la même sensation pour tout le monde ? Y a-t-il des codes précis qui les provoquent en nous ? D'évidence, non, la réponse serait trop simple. De quoi dépendent les codes personnels ? De l'éducation, de l'histoire de chacun ? De la société, de l'époque dans laquelle nous vivons ? Y a-t-il une part innée dans notre perception ? Sans doute un peu de tout cela...

Le "Chien" de Giacometti

Lorsqu'il s'agit d'exemple, la plupart des gens pense à un paysage, une fleur ou une oeuvre d'art, voire à la beauté humaine, tout cela perceptible des yeux. Pourtant, les autres sens aussi peuvent être sollicités. Sans parler de la beauté abstraite d'une idée, d'un sentiment ou d'un théorème scientifique.
Une chose est en commun : la beauté provoque une sensation, une intense émotion, proche de la jouissance (pour heurter les bons sentiments, je dirais une décharge hormonale, "enzimale" dans notre cerveau). On peut ensuite la développer, la théoriser jusqu'à la hisser aux sommets de la spiritualité (à définir !), la relier à la recherche morale (beau = bon).
La beauté des oeuvres d'art serait extrêmement complexe à elle seule. Que signifie la "beauté véritable" ? Le nombre d'or sacré régissant l'harmonie dans l'art et l'architecture des siècles passés n'aurait-il pas subi de violentes secousses dans la création à partir de la première guerre mondiale?
Et pour finir, que serait la beauté sans la laideur? Serait-elle moins visible?...

lundi 17 février 2014

Dame Jeanne (microfiction)

   Par la fenêtre latérale, j'aperçois une branche du tilleul. Son balancement rythme, sur le chapelet de mon temps, les secondes qui défilent, inexorables. Le vert insolent des feuilles me suggère le souffle doux et vigoureux du vent printanier, celui que j'aimais tant, chargé des odeurs de l'averse violente et pressée... A l'image de ma vie...
   J'en ai bien profité, c'est vrai. Rien de perdu, aucun regret. Suis-je née sous une bonne étoile? Malgré la fin du parcours, je dirais oui, sans hésiter. Ce qui compte, c'est le milieu. Et il a été total, comblé... Si Don Juan existe-t-il au féminin, j'ai été cette conquérante.
   Je suis clouée sur ce lit, à présent. Je ne me remettrai plus debout. Le personnel soignant est très aimable,  souriant imperturbable, comme si mon état n'inspirait pas plus de compassion que celui de quiconque, débordant de santé... Je leur en sais gré. L'ombre d'inquiétude décelée dans un regard me plongerait dans un puits de détresse.
   Je ne peux pas dire que la nature m'a gratifiée d'une grande beauté. Plutôt du charme, ce pouvoir mystérieux qui me permettait d'ensorceler à peu près tout ceux que je voulais. Je les enveloppais dans un halo envoûtant qui les tétanisait : une pincée de promesse de félicité, un brin de fragilité qui leur laissait la possibilité de s'immiscer dans la fêlure... Rares sont les hommes qui ne sont pas flattés à l'idée de protéger le sexe faible. Le tout saupoudré d'un peu de mise à distance afin qu'ils soient ferrés à jamais, leur laissant entrevoir l'immensité de la perte si je leur échappais...
   Je me suis bien amusée et ce n'est pas si mal. Il y a des bilans plus bancals. A présent, je sais que c'est fini. Je me contente de demander à mes anges gardiens en blouse blanche de m'épargner la douleur. Je veux naviguer sur mon Styx sans souffrance, sans angoisse, et apercevoir les rivages inconnus les yeux ouverts. Avec même une certaine curiosité.

mardi 11 février 2014

Bribes de mémoire 17. Vacances d'été


   
   Curieux pouvoir suggestif maternel sur l'imaginaire enfantin ! Ma mère nous transmet ses sensations, sa propre nostalgie, débordantes dans ses récits, jusqu'à l'intonation de sa voix, pour ce coin de paradis ainsi créé qui, chose étonnante, se montrera à la hauteur, tous les étés de nos vacances de rêve...
   Objectivement, c'est un petit village perdu dans des collines boisées, mais pour nous, enfants de la Grande Plaine, habitués à sa  "planitude" absolue, la moindre bosse est empreinte d'exotisme. Une unique route asphaltée le traverse; les autres rues sont de sable et de poussière, transformées en torrents qui les dévalent, par temps d'orage. Les gens vivent de leurs maigres parcelles, ayant été forcés de se regrouper en coopérative après la répression qui suit les événements de 1956. Ils ont droit à un lopin privé, aux côtés des terres "communes". Malgré le fait que tous sont logés à la même enseigne, la distance entre paysans riches et pauvres de jadis persiste dans les consciences et empoisonnera quelques amours dépareillées.
   J'y passe les étés de mon enfance et de mon adolescence, dans un bonheur absolu (si, si, ça existe!), dans la légèreté octroyée par la liberté loin des parents, sous l'affection bienveillante de ma tante. Pourtant, aucune distraction sophistiquée à l'horizon: la télévision fait son apparition vers mes 15 ans, par un unique poste dans la Maison de la Culture. Cette dernière sert aussi de salle de projection pour la séance hebdomadaire de cinéma. Une épicerie, un bureau de poste, une école et une église - les adolescents de nos jours consentiraient-ils à sacrifier un seul jour de leurs vacances dans un tel trou perdu? 
   Je loge le plus souvent chez ma tante. Je garde leur vache, je participe aux travaux des champs : ramassage du foin, des pommes de terre, désherbage du maïs, je marche parfois des kilomètres pieds nus, mon grand plaisir. Il arrive qu'à la tombée du jour, nous arrêtions en chemin une charrette qui rentre, chargée d'une montagne de foin que j'escalade pour enfouir mon nez dans ce "matelas" au parfum de l'été.
   Mes tantes m'accompagnent à mes premiers bals; elles font "tapisserie" pour servir de gardes rapprochées. Premiers flirts ingénus : comment aurait-il pu en être autrement sous autant de regards vigilants? Mais cela n'empêche pas les premiers frissons, les regards obliques échangés, les étreintes chastes de ces danses démodées qui permettent de se toucher au lieu d'enfermer chacun dans sa bulle solitaire...