dimanche 12 avril 2015

Oeuvre de Gilbert * Poste restante (nouvelle, extrait)


(...) Les candidats à une mort violente ne manquaient pas: une fermière avait médit sur ses parents; un mari trompé avait accusé son père de jouer les amants; une camarade de classe avait obtenu de meilleures notes que lui grâce aux culottes "petit bateau" qui aguichaient l'instituteur. En les éliminant, il ferait oeuvre de salubrité publique et ne serait pas le seul à se réjouir: certains laisseraient en héritage une soupière de pièces d'or, une maison, une veuve appétissante. La disparition d'agriculteurs gourmands en subventions soulagerait le budget européen. La bouilloire vint interrompre ses réflexions. L'eau de son infusion  était prête.
   Il tendit la main vers le gaz puis suspendit son geste. La flamme le ramenait vingt ans plus tôt, un 5 juillet. La fumée s'élevait, parallèle au clocher. A cause d'elle, il avait cloué Marie Brennevent sur un autel. Les bigotes tenaces continuaient de fréquenter l'église. A chaque enterrement, on se bousculait, tandis qu'il attendait devant la porte. Pour ses parents, il n'y avait pas eu de service religieux. On les savait athées; on n'avait pas poussé l'audace jusqu'à en faire de bons cadavres bénis à coup de goupillon.
   Il éteignit le gaz. Deux images flottaient devant lui, la tombe dépourvue de croix de ses parents et la bombe incendiaire dans le cercueil de Joël Sureul. Elle exploserait au moment de l'absoute, dans l'église trop petite pour la foule des curieux. Pour guetter le grand bruit, il prit de la hauteur. La grille rouillée grinça sous la poussée. Le cimetière était désert. Le caveau des Montlieu, une construction massive, ornée d'angelots en jupettes moussues et d'une madone décapitée, déclencha son fou rire. Les prochains locataires des lieux gisaient dans la paille d'une de leurs granges. Notre-Dame de la Treille avait perdu deux paroissiens. (...)
Gilbert Millet: "Ennemis très chers" recueil de nouvelles, éditions Manuscrit,  2001
illustration: R.T. (alias Flora)  

mercredi 18 mars 2015

Endre ADY (1877-1919) Noces d'éperviers (Héja-nász az avaron)




Nous partons en voyage vers l'automne,

Toujours criant, pleurant, nous pourchassant,

Deux éperviers aux ailes fatiguées.


Le ciel d'été voit de nouveaux brigands,
Et claquent d'autres ailes d'éperviers,
D'autres baisers s'acharnent au combat.

Nous, traqués, nous volons loin de l'été,
Nous ferons halte dans l'automne, ailleurs,
Amoureusement, plumes hérissées.

Et là nous aurons nos dernières noces,
Là, chacun prendra de la chair de l'autre,
Nous tomberons sur la lande d'automne.

traduction : Guillevic

Héja-nász az avaron

Útra kelünk. Megyünk az Őszbe,
Vijjogva, sírva, kergetőzve,
Két lankadt szárnyú héja-madár.

Új rablói vannak a Nyárnak,
Csattognak az új héja-szárnyak,
Dúlnak a csókos ütközetek.

Szállunk a Nyárból, űzve szállunk,
Valahol az Őszben megállunk,
Fölborzolt tollal, szerelmesen.

Ez az utolsó nászunk nékünk :
Egymás húsába beletépünk
S lehullunk az őszi avaron.
                                                                 1906

mardi 17 mars 2015

Forteresse (micro-fiction)


   Armelle se retrouve orpheline, "en première ligne", sans la génération d'avant pour faire barrage à la mort. Seule, sans pouvoir s'abriter derrière les soucis et les colères du quotidien, causés par une mère grincheuse et obstinée.

   Que faire des objets hétéroclites rassemblés durant les 86 ans de l'existence maternelle? Sa mère a toujours eu beaucoup de mal à jeter le moindre bric-à-brac, transformant la maisonnette en une caverne de brocanteur. Dans l'armoire à linge, Armelle découvre d'innombrables piles de draps et de serviettes, de torchons intacts, conservés pour le cas d'un besoin inattendu, pour en faire cadeau aussi, comme d'un bon de trésor censé traverser les époques mouvementées. 

   Armelle a souvent incité sa mère à faire le tri autour d'elle, toujours sans résultat. Plus le temps avançait, moins la vieille dame supportait l'idée de se séparer du moindre bibelot, aussi inutile qu'encombrant. Trois gaufriers somnolaient sur une étagère de la cave, en compagnie de l'abat-jour d'un autre âge et des pots de peinture entamés depuis quarante ans... Des fils électriques mystérieux et des chaises boiteuses mais qui "pourraient encore servir, on ne sait jamais!" Cave et grenier remplis, les piles commençaient à envahir l'espace de vie.  La vieille femme a fini par circuler dans des couloirs étroits, entre cuisine et séjour, chambre et salle de bain. Parfois, Armelle s'est dévouée pour entamer un tri, armée de grands sacs de poubelle. Une fois le dos tourné, elle constatait que les journaux et revues jaunis, les cassettes inutilisables, les assiettes ébréchées, les tasses mutilées retrouvaient leurs places empoussiérées. Sa mère a toujours eu la sensation qu'on voulait jeter une partie de son passé avec ces objets imprégnés de la mémoire vive de son existence. Elle y opposait un refus implacable.

   A présent, elle n'est plus là, partie en fumée et en cendres, emportant avec elle le minimum. Sa forteresse, érigée patiemment durant des décennies, derrière laquelle elle tentait d'abriter les désordres de sa vie, reste béante malgré l'abondance des objets. Armelle est libre désormais de les jeter. Elle entreprend de les ranger, les effleurant au passage, traces indélébiles d'une présence.


illustration: R.T.

vendredi 13 mars 2015

De l'art d'écrire





Voici quelques citations autour de l'écriture. Le choix est difficile, nécessairement arbitraire. Les écrivains réfléchissent beaucoup en pratiquant cette noble occupation. Les doutes et les certitudes sont leurs compagnons de route fidèles. Écrire est un besoin qui devient rapidement nécessité vitale. C'est aussi un acte d'amour, une offrande: partagez, aimez-moi!  C'est là que le piège peut se refermer, celui d'une quête si impérieuse que l'on tend à écrire pour satisfaire le désir ou l'attente supposés du lecteur, trahissant ses propres et intimes besoins. 
Mais laissons la parole à quelques grands:

"Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les choses qu'on a faites pour se contenter soi-même ont toujours chance d'intéresser quelqu'un."
(Marcel Proust)

"Un journal est une longue lettre que l'auteur s'écrit à lui-même, et le plus étonnant est qu'il se donne à lui-même de ses nouvelles." 
(Julien Green)

"Manier savamment une langue, c'est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatrice."
(Charles Beaudelaire)

"La pensée vole et les mots vont à pied. Voilà tout le drame de l'écrivain."
(Julien Green)

Et, plus pragmatiques:

"Écrire, c'est une façon de parler sans être interrompu."
(Jules Renard)

"Tout le talent d'écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots."
(Gustave Flaubert) 

Emotions - piège ou nécessité?


   Vaste sujet qui demande quelques réflexions.

   De nos jours, les émotions sont omniprésentes, à tel point que les média font passer la moindre information dans cet emballage, que les politiques préfèrent les solliciter plutôt que de s'adresser à notre jugement libre et réfléchi, et nous sommes en droit de nous demander si elles ne servent pas une manipulation massive.


   Personnellement, je m'en suis souvent méfiée, par tempérament sans doute, par une vraie aversion pour le trop plein de larmes et la dissolution totale du jugement dans ce déluge.
   Ceci dit, tenter de maîtriser ses émotions ne veut pas dire en être incapable. La maîtrise permet de les formuler, de les comprendre et par conséquent, de les vivre en profondeur plutôt que de les dissoudre dans une hécatombe lacrimale.
   J'avoue qu'il m'est arrivé de pleurer même au cinéma, à certains moments du Cercle des poètes disparus (les adieux du professeur à sa classe), Le choix de Sophie (la mère obligée de désigner un de ses enfants pour l'envoyer dans une famille allemande et l'autre dans le camp de la mort).
   Pourquoi certaines choses les provoquent et pas d'autres?
Il paraîtrait qu'elles font appel à des souvenirs lointains, tellement enfouis que nous n'en avons plus aucune conscience. Un événement les fait remonter à la surface, telle une éruption volcanique... Les émotions conscientes et souvent inconscientes dirigeraient nos choix et nos comportements.
   On dit parfois "être submergé d'émotion". Je me suis toujours méfiée de cette expression. Qui dit "submergé", n'est pas loin de "coulé"...
   On peut porter un jugement de valeur sans émotion, mais la révélation de nos propres valeurs passe obligatoirement par l'émotion.

jeudi 5 mars 2015

Les mots de autres : "Sukkwan Island" de David Vann

Publié le 26 Avril 2011 sur "Le blog de Flora"

 Je viens de terminer la lecture d'un roman qui m'a laissée en apnée. Il conviendra parfaitement à l'inauguration d'une nouvelle rubrique de ce blog qui s'efforce tout de même à un peu de cohérence dans l'éclectisme...
   Sukkwan Island de David Vann. Un titre évoquant le Grand Nord, le froid et la neige qui durent... A priori, tout ce qui me rebute! Je n'ai pas été déçue du choc tellurique...
   Editions Gallmeister. Petite maison spécialisée dans la littérature américaine des grands espaces, du souffle à pleins poumons, bien loin d'un nombrilisme auto-fictionnel ou des histoires à la légèreté et à la consistance d'une bulle de savon dont le souvenir même s'évapore au lendemain d'avoir fermé le livre.
   Prix Médicis Étranger 2010. Tiens, tiens: prometteur! Qui est donc ce David Vann? Il est né en 1966, en Alaska. C'est son premier roman. Je ne veux pas en savoir plus, avant de terminer le roman.
   Un extrait du début:
   ..." La suite devint trop compliquée à raconter. Quelque part, il y a eu un mélange de culpabilité, de divorce, d'argent, d'impôts, et tout est parti en vrille. 
   Tu crois que tout est parti en vrille quand tu t'es marié avec Maman?
   Son père le dévisagea d'un oeil qui prouva à Roy qu'il était allé trop loin. Non, c'est parti en vrille un peu avant, je crois. Mais difficile à dire quand."
Tête-à-tête entre un père et son fils de 13 ans dans une île sauvage et inaccessible au sud de l'Alaska. Le père a le projet d'y passer l'année en compagnie de son fils: retour à la nature, à l'authenticité, espoir de retrouver ce fils perdu de vue et surtout, de se retrouver soi-même. Un père dans l'errance et l'immaturité, déstabilisant pour l'adolescent qui, au lieu d'avoir un père-repère, doit servir d'appui à l'adulte inconscient du poids que cela représente. Dialogues, monologues se mêlent au récit de la vie dure, aux descriptions de la beauté sauvage et impitoyable de la nature, caisse de résonance de l'âme humaine... Tout cela crée un suspens sourd et insoutenable qui nous mène au drame inexorable, tel le destin qui avance pour boucler la boucle...
   David Vann dédie son roman à son père, James Vann, dentiste, père instable et immature qui s'est suicidé à 40 ans... 
   Un autre élément à méditer pour tous les génies méconnus, en attente et en herbe: pendant dix ans, aucun éditeur ne voulait de ce roman avant qu'il n'entame sa marche triomphale et son auteur sa renommée du "romancier américain que l'on attendait"... 

lundi 9 février 2015

Bribes de mémoire 21 * Ma tante (3)

    La guerre froide dure plus d'un an. Le gendre, pétri de remords et de honte, présente et réitère ses excuses les plus plates. Ma tante reste de marbre. Un marbre cependant fissuré : pendant quelques mois, les ondes du choc perdurent, avec des tremblements et des pleurs incessants. La vie est irrespirable sous le toit familial. Ma tante est comme ratatinée sous le choc de son univers ébranlé : une telle ingratitude est-elle possible ? Soudainement, elle s'affaisse, son visage lisse se ride comme un fruit séché. Sa fille travaille encore et, prise entre deux feux, elle part le matin la boule au ventre. Le gendre ne se porte pas mieux : essuyant un refus glacial à sa demande de pardon, devenu transparent aux yeux de ma tante, il dépérit de ce tête-à-tête muet, verrouillé de mépris et finit par mourir d'un arrêt cardiaque. Le destin semble se déchaîner sur la maison qui perd son aspect de ruche joyeuse qu'elle gardait depuis des décennies.

   Des voix accusatrices murmurent aux oreilles de ma tante le prix de son intransigeance. Elle finit par se poser une petite question. Mais le mieux encore c'est de remettre la réponse dans les mains des compétences célestes : elle part pour le confessionnal. Au retour, elle nous raconte, triomphante : "J'ai dit au bon Dieu : Seigneur, si je suis responsable, fais que je sois frappée par ta foudre, là, tout de suite ; et comme rien ne s'est passé, j'ai ma conscience tranquille désormais !" Ses tremblements cessent sur-le-champ et elle retrouve le sourire.

   Ma tante a sa fille pour elle seule maintenant et la maison devient de plus en plus grande. Elles font des projets pour les années à venir : ma cousine va bientôt prendre sa retraite de directrice d'école et, très habile de ses mains, elle fabriquera des vêtements, des tissages et des tricots pour lesquels la matière première s'accumule dans les placards. Ma tante est une habituée des marchés depuis des années : n'ayant pas de retraite, elle vend des graines de tournesol, de potiron grillées et du pop-corn préparés la nuit qui précède le jour du marché. Sa gaieté attire des clients fidèles depuis le déluge. Elle et sa fille ouvriront peut-être même une boutique...

    Le cancer de ma cousine est découvert pendant l'été et on l'enterre six mois après, des souffrances inouïes séparant les deux dates. Ma tante s'occupe d'elle entièrement, avec une tendresse et un dévouement sans comparaison. Ma cousine redevient son bébé sans défense qu'elle va perdre à son tour. Elles sont, toutes les deux, admirables de dignité.

Ma tante survivra à sa fille de quelques années, pour sa petite-fille et pour ses arrières petits-fils. Mais la flamme vacille et ne tardera pas à s'éteindre, laissant son souvenir profondément imprégné en moi.

jeudi 5 février 2015

Bribes de mémoire 20. Ma tante (2)



la traversée de la Tisza dans le bac
   Je tombe sur une photo prise dans les années soixante-dix, lors de nos retrouvailles estivales: sur les douze personnes souriant du plaisir d'être une fois de plus réunies, au bout d'un an, malgré la distance et les frontières à l'époque difficilement franchissables, plus de la moitié manque aujourd'hui à l'appel. Nos sourires ne laissent pas pressentir les tragédies et les deuils à venir. Quelle chance d'être privés de cette prescience !..
   Nous sommes dans le jardin de chez ma tante, parmi ses célèbres géraniums. Son côté "mère-poule" est comblé : toute sa maisonnée est là, son frère et la famille de celui-ci aussi. Il reste à ma tante a une fille unique car la petite soeur est emportée par une maladie aujourd'hui enrayée : la diphtérie. Dans un premier temps, le gendre, avec ses manières de "rat des villes" fait sourire d'indulgence les "rats des champs" qui l'accueillent : il n'a pas le même accent, il a des "manières"; il roule ses cigarettes et manucure ses ongles, exige des serviettes à table. Peu importe: il participe à l'ascension de la fille, institutrice, qui sort déjà des rangs. Après quelques brèves tentatives d'indépendance aux bras de son mari, elle regagne le bercail parental avec lui: il y a de la place et ma tante ne demande que ça! Elle est dévouée à l'extrême et c'est sa façon de se rendre indispensable. Tel un chef d'orchestre, elle organise la vie de la maison. Son mari, souffreteux depuis la guerre est couvé comme un enfant : elle lui épargne le moindre effort et du coup, il est à la merci du plus innocent courant d'air. Je le revois, coincé près du poêle, avec gilet en peau de mouton et casquette, à l'abri d'un hypothétique refroidissement, n'ayant droit qu'à l'eau préalablement tiédie et à sa cuillère à soupe réchauffée. Ma tante est la risée de mon père mais elle avale sans broncher toutes les remarques moqueuses venant de son "petit frère", de neuf ans son cadet.
   Fatalement, son mari tombe gravement malade et il est hospitalisé pour une embolie pulmonaire. Il refuse de prendre les médicaments des mains des infirmières, il attend les visites de "Mère". Il ne ressortira pas de l'hôpital et ma tante reste longtemps inconsolable. Sous les apparences d'une vie paisible, un volcan va entrer en éruption. Le gendre prend sa retraite et se retrouve à la maison à longueur de journées, nez à nez avec sa belle-mère, dévouée jusqu'à l'étouffement. Et justement! Un beau jour, son courage dopé par quelques gorgées d'eau-de-vie maison, geste tout à fait inhabituel, il vide son sac des décennies de rancoeurs aigries et tente d'étrangler la vieille femme... Elle est sauvée in extremis mais une profonde fracture s'opère dans la famille et préfigure sa lente décomposition...

dimanche 1 février 2015

Bribes de mémoire 19. Ma tante (1)

    Il y a des personnes qui occupent des places démesurées dans votre décor, d'autres passent discrètement, sur la pointe des pieds, au risque de s'effacer de votre mémoire avant l'heure. Les premières en monopolisent les sillons profonds, leur image surgit immédiatement, leur voix, leur rire le plus souvent.
   Une figure parmi les plus pittoresques de mon enfance est ma tante, la soeur unique de mon père. Petite et ronde, dynamique  -  même à quatre-vingts ans passés, elle nous devance allègrement en marchant  -  les yeux légèrement bridés de mon grand-père qui me font soupçonner un lointain héritage des steppes d'Asie. Personnage si fort qu'elle inspirerait un roman à elle seule...
   Née en 1913, elle a un an lorsque mon grand-père s'en va au front russe. Mon père naît neuf ans après. Une relation très forte, presque maternelle l'attache à lui: même à l'âge avancé, il restera son "petit frère". D'ailleurs, elle a facilement cette attitude de "mère-poule" envers tous ceux qu'elle aime, y compris les "pièces rapportées" tant qu'elles n'ont pas démérité... Alors, cet amour démesuré et sans bornes se transforme en haine impitoyable et sans rappel, ses yeux bridés deviennent deux lames acérées... Cependant, cela ne concerne que branches rapportées: les liens du sang demeurent au-dessus de tous les tourments, sans limites et sans conditions.
    Obligée de quitter l'école, elle commence à travailler tôt, en tant que bonne chez des gens aisés. A seize ans, elle rencontre l'homme de sa vie, le premier et l'unique, un homme doux, un peu effacé  -  mais comment aurait-il pu résister, sans se révolter, au maternage intensif de ma tante?... Les parents s'opposent au mariage car elle est mineure mais elle déclare sans appel : "C'est lui ou la corde!" (allusion que tous les Hongrois comprennent immédiatement, la pendaison étant le mode de suicide le plus répandu dans nos campagnes). Je ne les ai jamais vu se disputer, pas même une "panne de sourire", expression qui désigne un froid passager entre époux. Ils s'adressent l'un à l'autre avec une immense tendresse, se donnant "Père" et "Mère", se tenant par la main, se gratifiant souvent d'une petite caresse ou d'un baiser.
    Difficile d'imaginer deux caractères plus contrastés. Ma tante, haute en couleurs, rit facilement aux éclats, adore danser et ne s'en prive pas, même à quatre-vingts ans passés, si l'occasion se présente. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue, pourtant, à 87 ans, elle retourne encore la terre de son jardin. Deux tragédies finissent par avoir raison de son indestructible joie de vivre.
(à suivre)

mardi 27 janvier 2015

Destin (micro-fiction)

 Parfois, ça tient à pas grand-chose. A-t-on le temps de se rendre compte de l'approche d'un tremblement de terre qui modifiera le cours des choses et le lit de la rivière?... Cela n'avait pas l'air d'un tremblement de terre. Petite secousse sans importance. Un simple oui ou non, et la vie prend une direction radicalement différente.
Gravure (T.R.)
   C'était un grand garçon maigre, grosses lunettes d'écaille sur le nez qui agrandissaient encore ses yeux démesurés. A priori, non, il ne l'attirait pas. Elle s'est efforcée à lui adresser la parole, comme ça, par politesse et aussi par pitié pour sa solitude gauche dans la salle bruyante et surpeuplée.
   Il s'est ravivé d'un coup, réveillé de sa léthargie défensive. Le sourire l'embellit, s'est-elle dit avec le contrecoeur allégé. Et sa voix est agréable, chaude, comme ses mains qu'elle a vaguement touchées en le saluant. Elle a noté au passage les doigts effilés et les ongles soignés, ignorant les poils noirs et frisés qui dépassaient de la manche de la veste. Un mauvais point, tant pis.
   Son humour, oui. Inhabituel. Il a une belle bouche, a-t-elle noté au passage. Pour elle, ce qui comptait, c'était la bouche et les mains. Les yeux, le regard venaient après, avec un brin de méfiance. Les yeux scrutent, peuvent capturer. Ou mentir. Les mains, la bouche, promesses d'une autre communion qui se passe de mots, les yeux clos... Mais ce serait bien plus tard qu'elle aurait tenté d'analyser tout cela. Beaucoup trop tard, de toute façon.
   Le petit jeu de séduction. Sur ce terrain, elle se sentait dans son élément. Elle maîtrisait le dosage, son tableau de chasse était conséquent. Elle savait lancer l'hameçon et tirer sur le fil, le relâcher quand il le fallait et le poisson ne manquait jamais de mordre.
   Il semblait une proie facile et elle ignorait encore que ce serait elle qui tomberait dans le piège. Irrémédiablement. 

Virginia WOOLF (1882-1941) * Citations


(publié le 14 Mai 2011 sur mon blog "le blog de Flora")
 J'ai un faible pour les citations: j'admire la pertinence, le talent de condenser en quelques mots ce qui donnera au lecteur matière à méditer pendant longtemps... Pour inaugurer cette nouvelle catégorie sur mon blog, j'ai choisi Virginia Woolf. Son destin tourmenté nous suggère qu'il n'était pas facile pour une femme d'avoir des prétentions d'écrivain au début du siècle dernier... Un lourd héritage de misogynie pesait sur la gent féminine, sur ses capacités intellectuelles et morales, la maintenant sous une tutelle au mieux condescendante, au pire méprisante. Baudelaire, le génial poète n'a-t-il pas écrit, de concert avec ses confrères: "Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste." Sans parler de la considération d'Alphonse Allais: "Il y a des femmes qui sont comme le bâton enduit de confiture de roses dont parle le poète persan: on ne sait par quel bout les prendre."...
 Voilà le point de vue de Virginia Woolf:
"Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l'homme deux fois plus grande que nature."
"La soeur de Shakespeare vit en vous et en moi, et en nombre d'autres femmes qui sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants."
Plus pragmatique mais mettant le doigt sur la question de l'indépendance matérielle:
"Il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction."
"Il est plus important de savoir de quel argent de poche et de quelles chambres les femmes disposent, que de bâtir des théories sur leurs aptitudes." 
...encore qu'il ne s'agisse ici que d''argent de poche!

dimanche 25 janvier 2015

A propos du 11 novembre...


   A chacun son armistice... Jusqu'à mes 26 ans, le 11 novembre n'était pas une date fériée. Tout au plus, fêtions-nous officiellement le 7 novembre, anniversaire de la Grande Révolution d'Octobre en Russie. La Hongrie, en tant que composante de l'Empire Austro-Hongroise, avait fait partie des vaincus de la Grande Guerre; ainsi, un silence pesant recouvrait l'événement. Sous cette chape de plomb, les rancunes tenaces et douloureuses étaient maintenues éveillées comme la braise sous les cendres, par les histoires racontées dans des soirées en famille. Officiellement, les Roumains, les Slovaques, les Serbes et autres Ukrainiens faisaient partie de la famille communiste, chapeautée par le Grand Aîné l'URSS, tous des frères, mais la légende familiale nous apprenait la Hongrie mutilée par le traité de Versailles, 2,5 millions de Hongrois devenus subitement minoritaires dans leur propre pays, d'un trait de plume vengeresse. L'histoire officielle enseignée à l'école ne s'étendait pas sur ce fait, recouvrant d'un voile pudique les possibles hostilités.

   Dans ma famille, aucun esprit irrédentiste n'était de mise. Chaque génération a eu sa dose de guerre mondiale, la première pour mes grands-pères, la seconde pour mon père. Lorsque j'ai connu Gilbert, nous nous sommes dit que nos parents et grands-parents auraient pu se tirer dessus, et avec un petit jeu d'uchronie, nous ne nous serions jamais rencontrés...

   Lesdites légendes familiales ont également ancré en moi la leçon que le petit peuple chair à canon choisit rarement son ennemi : des forces supérieures décident de son sort et lui dictent qui il faut égorger ou par qui se faire égorger par malheur... Mes anciens ont unanimement insisté : leur seul souci a été de rentrer chez eux le plus tôt, le plus indemne possible, avec le sentiment que ceux d'en face souffraient des mêmes maux... Je les ai racontés sur ce blog dans les premiers chapitres de mes "Bribes de mémoire..."


Alors, en ce jour de commémoration, je m'incline devant toutes les victimes des tueries orchestrées au nom des intérêts qui, la plupart du temps, échappent largement à ceux qui en sont les premières victimes...
*sur la photo, mes grands-parents paternels avec ma tante, en 1916, mon grand-père en permission

Sándor KÁNYÁDI

Quelqu'un marche sur la cime des arbres

Quelqu'un marche sur la cime des arbres
qui allume ton étoile et l'éteint
seul n'a pas peur celui que l'espoir
a totalement abandonné

moi j'ai peur j'espère encore
cette miséricorde me garde
la peur ma providence
jusqu'ici m'a fait escorte

quelqu'un marche sur la cime des arbres
au moment de ma chute
embrasera-t-il encore à mon
feu une étoile nouvelle

ou me réduira-t-il en un seul
et unique grain sombre
sans faire luire mon âme
sur une étoile naissante

quelqu'un marche sur la cime des arbres
on le dit maître de tout grain de poussière
on dit qu'il est l'espoir même
on dit qu'il est la peur même
traduction: Claire Anne Magnès

Valaki jár a fák hegyén

valaki jár a fák hegyén
ki gyújtja s oltja csillagod
csak az nem fél kit a remény
már végképp magára hagyott

én félek még reménykedem
ez a szorongó oltalom
a gondviselő félelem
kísért eddig utamon

valaki jár a fák hegyén
vajon amikor zuhanok
meggyújt-e akkor még az én
tüzemnél egy új csillagot

vagy engem is egyetlenegy
sötétlő maggá összenyom
s nem villantja föl lelkemet
egy megszülető csillagon

valaki jár a fák hegyén
mondják úr minden porszemen
mondják hogy maga a remény
mondják maga a félelem

Hargitafürdő, 1994. október 30-31.