mardi 27 janvier 2015

Destin (micro-fiction)

 Parfois, ça tient à pas grand-chose. A-t-on le temps de se rendre compte de l'approche d'un tremblement de terre qui modifiera le cours des choses et le lit de la rivière?... Cela n'avait pas l'air d'un tremblement de terre. Petite secousse sans importance. Un simple oui ou non, et la vie prend une direction radicalement différente.
Gravure (T.R.)
   C'était un grand garçon maigre, grosses lunettes d'écaille sur le nez qui agrandissaient encore ses yeux démesurés. A priori, non, il ne l'attirait pas. Elle s'est efforcée à lui adresser la parole, comme ça, par politesse et aussi par pitié pour sa solitude gauche dans la salle bruyante et surpeuplée.
   Il s'est ravivé d'un coup, réveillé de sa léthargie défensive. Le sourire l'embellit, s'est-elle dit avec le contrecoeur allégé. Et sa voix est agréable, chaude, comme ses mains qu'elle a vaguement touchées en le saluant. Elle a noté au passage les doigts effilés et les ongles soignés, ignorant les poils noirs et frisés qui dépassaient de la manche de la veste. Un mauvais point, tant pis.
   Son humour, oui. Inhabituel. Il a une belle bouche, a-t-elle noté au passage. Pour elle, ce qui comptait, c'était la bouche et les mains. Les yeux, le regard venaient après, avec un brin de méfiance. Les yeux scrutent, peuvent capturer. Ou mentir. Les mains, la bouche, promesses d'une autre communion qui se passe de mots, les yeux clos... Mais ce serait bien plus tard qu'elle aurait tenté d'analyser tout cela. Beaucoup trop tard, de toute façon.
   Le petit jeu de séduction. Sur ce terrain, elle se sentait dans son élément. Elle maîtrisait le dosage, son tableau de chasse était conséquent. Elle savait lancer l'hameçon et tirer sur le fil, le relâcher quand il le fallait et le poisson ne manquait jamais de mordre.
   Il semblait une proie facile et elle ignorait encore que ce serait elle qui tomberait dans le piège. Irrémédiablement. 

Virginia WOOLF (1882-1941) * Citations


(publié le 14 Mai 2011 sur mon blog "le blog de Flora")
 J'ai un faible pour les citations: j'admire la pertinence, le talent de condenser en quelques mots ce qui donnera au lecteur matière à méditer pendant longtemps... Pour inaugurer cette nouvelle catégorie sur mon blog, j'ai choisi Virginia Woolf. Son destin tourmenté nous suggère qu'il n'était pas facile pour une femme d'avoir des prétentions d'écrivain au début du siècle dernier... Un lourd héritage de misogynie pesait sur la gent féminine, sur ses capacités intellectuelles et morales, la maintenant sous une tutelle au mieux condescendante, au pire méprisante. Baudelaire, le génial poète n'a-t-il pas écrit, de concert avec ses confrères: "Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste." Sans parler de la considération d'Alphonse Allais: "Il y a des femmes qui sont comme le bâton enduit de confiture de roses dont parle le poète persan: on ne sait par quel bout les prendre."...
 Voilà le point de vue de Virginia Woolf:
"Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l'homme deux fois plus grande que nature."
"La soeur de Shakespeare vit en vous et en moi, et en nombre d'autres femmes qui sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants."
Plus pragmatique mais mettant le doigt sur la question de l'indépendance matérielle:
"Il est indispensable qu'une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction."
"Il est plus important de savoir de quel argent de poche et de quelles chambres les femmes disposent, que de bâtir des théories sur leurs aptitudes." 
...encore qu'il ne s'agisse ici que d''argent de poche!

dimanche 25 janvier 2015

A propos du 11 novembre...


   A chacun son armistice... Jusqu'à mes 26 ans, le 11 novembre n'était pas une date fériée. Tout au plus, fêtions-nous officiellement le 7 novembre, anniversaire de la Grande Révolution d'Octobre en Russie. La Hongrie, en tant que composante de l'Empire Austro-Hongroise, avait fait partie des vaincus de la Grande Guerre; ainsi, un silence pesant recouvrait l'événement. Sous cette chape de plomb, les rancunes tenaces et douloureuses étaient maintenues éveillées comme la braise sous les cendres, par les histoires racontées dans des soirées en famille. Officiellement, les Roumains, les Slovaques, les Serbes et autres Ukrainiens faisaient partie de la famille communiste, chapeautée par le Grand Aîné l'URSS, tous des frères, mais la légende familiale nous apprenait la Hongrie mutilée par le traité de Versailles, 2,5 millions de Hongrois devenus subitement minoritaires dans leur propre pays, d'un trait de plume vengeresse. L'histoire officielle enseignée à l'école ne s'étendait pas sur ce fait, recouvrant d'un voile pudique les possibles hostilités.

   Dans ma famille, aucun esprit irrédentiste n'était de mise. Chaque génération a eu sa dose de guerre mondiale, la première pour mes grands-pères, la seconde pour mon père. Lorsque j'ai connu Gilbert, nous nous sommes dit que nos parents et grands-parents auraient pu se tirer dessus, et avec un petit jeu d'uchronie, nous ne nous serions jamais rencontrés...

   Lesdites légendes familiales ont également ancré en moi la leçon que le petit peuple chair à canon choisit rarement son ennemi : des forces supérieures décident de son sort et lui dictent qui il faut égorger ou par qui se faire égorger par malheur... Mes anciens ont unanimement insisté : leur seul souci a été de rentrer chez eux le plus tôt, le plus indemne possible, avec le sentiment que ceux d'en face souffraient des mêmes maux... Je les ai racontés sur ce blog dans les premiers chapitres de mes "Bribes de mémoire..."


Alors, en ce jour de commémoration, je m'incline devant toutes les victimes des tueries orchestrées au nom des intérêts qui, la plupart du temps, échappent largement à ceux qui en sont les premières victimes...
*sur la photo, mes grands-parents paternels avec ma tante, en 1916, mon grand-père en permission

Sándor KÁNYÁDI

Quelqu'un marche sur la cime des arbres

Quelqu'un marche sur la cime des arbres
qui allume ton étoile et l'éteint
seul n'a pas peur celui que l'espoir
a totalement abandonné

moi j'ai peur j'espère encore
cette miséricorde me garde
la peur ma providence
jusqu'ici m'a fait escorte

quelqu'un marche sur la cime des arbres
au moment de ma chute
embrasera-t-il encore à mon
feu une étoile nouvelle

ou me réduira-t-il en un seul
et unique grain sombre
sans faire luire mon âme
sur une étoile naissante

quelqu'un marche sur la cime des arbres
on le dit maître de tout grain de poussière
on dit qu'il est l'espoir même
on dit qu'il est la peur même
traduction: Claire Anne Magnès

Valaki jár a fák hegyén

valaki jár a fák hegyén
ki gyújtja s oltja csillagod
csak az nem fél kit a remény
már végképp magára hagyott

én félek még reménykedem
ez a szorongó oltalom
a gondviselő félelem
kísért eddig utamon

valaki jár a fák hegyén
vajon amikor zuhanok
meggyújt-e akkor még az én
tüzemnél egy új csillagot

vagy engem is egyetlenegy
sötétlő maggá összenyom
s nem villantja föl lelkemet
egy megszülető csillagon

valaki jár a fák hegyén
mondják úr minden porszemen
mondják hogy maga a remény
mondják maga a félelem

Hargitafürdő, 1994. október 30-31.