lundi 9 février 2015

Bribes de mémoire 21 * Ma tante (3)

    La guerre froide dure plus d'un an. Le gendre, pétri de remords et de honte, présente et réitère ses excuses les plus plates. Ma tante reste de marbre. Un marbre cependant fissuré : pendant quelques mois, les ondes du choc perdurent, avec des tremblements et des pleurs incessants. La vie est irrespirable sous le toit familial. Ma tante est comme ratatinée sous le choc de son univers ébranlé : une telle ingratitude est-elle possible ? Soudainement, elle s'affaisse, son visage lisse se ride comme un fruit séché. Sa fille travaille encore et, prise entre deux feux, elle part le matin la boule au ventre. Le gendre ne se porte pas mieux : essuyant un refus glacial à sa demande de pardon, devenu transparent aux yeux de ma tante, il dépérit de ce tête-à-tête muet, verrouillé de mépris et finit par mourir d'un arrêt cardiaque. Le destin semble se déchaîner sur la maison qui perd son aspect de ruche joyeuse qu'elle gardait depuis des décennies.

   Des voix accusatrices murmurent aux oreilles de ma tante le prix de son intransigeance. Elle finit par se poser une petite question. Mais le mieux encore c'est de remettre la réponse dans les mains des compétences célestes : elle part pour le confessionnal. Au retour, elle nous raconte, triomphante : "J'ai dit au bon Dieu : Seigneur, si je suis responsable, fais que je sois frappée par ta foudre, là, tout de suite ; et comme rien ne s'est passé, j'ai ma conscience tranquille désormais !" Ses tremblements cessent sur-le-champ et elle retrouve le sourire.

   Ma tante a sa fille pour elle seule maintenant et la maison devient de plus en plus grande. Elles font des projets pour les années à venir : ma cousine va bientôt prendre sa retraite de directrice d'école et, très habile de ses mains, elle fabriquera des vêtements, des tissages et des tricots pour lesquels la matière première s'accumule dans les placards. Ma tante est une habituée des marchés depuis des années : n'ayant pas de retraite, elle vend des graines de tournesol, de potiron grillées et du pop-corn préparés la nuit qui précède le jour du marché. Sa gaieté attire des clients fidèles depuis le déluge. Elle et sa fille ouvriront peut-être même une boutique...

    Le cancer de ma cousine est découvert pendant l'été et on l'enterre six mois après, des souffrances inouïes séparant les deux dates. Ma tante s'occupe d'elle entièrement, avec une tendresse et un dévouement sans comparaison. Ma cousine redevient son bébé sans défense qu'elle va perdre à son tour. Elles sont, toutes les deux, admirables de dignité.

Ma tante survivra à sa fille de quelques années, pour sa petite-fille et pour ses arrières petits-fils. Mais la flamme vacille et ne tardera pas à s'éteindre, laissant son souvenir profondément imprégné en moi.

jeudi 5 février 2015

Bribes de mémoire 20. Ma tante (2)



la traversée de la Tisza dans le bac
   Je tombe sur une photo prise dans les années soixante-dix, lors de nos retrouvailles estivales: sur les douze personnes souriant du plaisir d'être une fois de plus réunies, au bout d'un an, malgré la distance et les frontières à l'époque difficilement franchissables, plus de la moitié manque aujourd'hui à l'appel. Nos sourires ne laissent pas pressentir les tragédies et les deuils à venir. Quelle chance d'être privés de cette prescience !..
   Nous sommes dans le jardin de chez ma tante, parmi ses célèbres géraniums. Son côté "mère-poule" est comblé : toute sa maisonnée est là, son frère et la famille de celui-ci aussi. Il reste à ma tante a une fille unique car la petite soeur est emportée par une maladie aujourd'hui enrayée : la diphtérie. Dans un premier temps, le gendre, avec ses manières de "rat des villes" fait sourire d'indulgence les "rats des champs" qui l'accueillent : il n'a pas le même accent, il a des "manières"; il roule ses cigarettes et manucure ses ongles, exige des serviettes à table. Peu importe: il participe à l'ascension de la fille, institutrice, qui sort déjà des rangs. Après quelques brèves tentatives d'indépendance aux bras de son mari, elle regagne le bercail parental avec lui: il y a de la place et ma tante ne demande que ça! Elle est dévouée à l'extrême et c'est sa façon de se rendre indispensable. Tel un chef d'orchestre, elle organise la vie de la maison. Son mari, souffreteux depuis la guerre est couvé comme un enfant : elle lui épargne le moindre effort et du coup, il est à la merci du plus innocent courant d'air. Je le revois, coincé près du poêle, avec gilet en peau de mouton et casquette, à l'abri d'un hypothétique refroidissement, n'ayant droit qu'à l'eau préalablement tiédie et à sa cuillère à soupe réchauffée. Ma tante est la risée de mon père mais elle avale sans broncher toutes les remarques moqueuses venant de son "petit frère", de neuf ans son cadet.
   Fatalement, son mari tombe gravement malade et il est hospitalisé pour une embolie pulmonaire. Il refuse de prendre les médicaments des mains des infirmières, il attend les visites de "Mère". Il ne ressortira pas de l'hôpital et ma tante reste longtemps inconsolable. Sous les apparences d'une vie paisible, un volcan va entrer en éruption. Le gendre prend sa retraite et se retrouve à la maison à longueur de journées, nez à nez avec sa belle-mère, dévouée jusqu'à l'étouffement. Et justement! Un beau jour, son courage dopé par quelques gorgées d'eau-de-vie maison, geste tout à fait inhabituel, il vide son sac des décennies de rancoeurs aigries et tente d'étrangler la vieille femme... Elle est sauvée in extremis mais une profonde fracture s'opère dans la famille et préfigure sa lente décomposition...

dimanche 1 février 2015

Bribes de mémoire 19. Ma tante (1)

    Il y a des personnes qui occupent des places démesurées dans votre décor, d'autres passent discrètement, sur la pointe des pieds, au risque de s'effacer de votre mémoire avant l'heure. Les premières en monopolisent les sillons profonds, leur image surgit immédiatement, leur voix, leur rire le plus souvent.
   Une figure parmi les plus pittoresques de mon enfance est ma tante, la soeur unique de mon père. Petite et ronde, dynamique  -  même à quatre-vingts ans passés, elle nous devance allègrement en marchant  -  les yeux légèrement bridés de mon grand-père qui me font soupçonner un lointain héritage des steppes d'Asie. Personnage si fort qu'elle inspirerait un roman à elle seule...
   Née en 1913, elle a un an lorsque mon grand-père s'en va au front russe. Mon père naît neuf ans après. Une relation très forte, presque maternelle l'attache à lui: même à l'âge avancé, il restera son "petit frère". D'ailleurs, elle a facilement cette attitude de "mère-poule" envers tous ceux qu'elle aime, y compris les "pièces rapportées" tant qu'elles n'ont pas démérité... Alors, cet amour démesuré et sans bornes se transforme en haine impitoyable et sans rappel, ses yeux bridés deviennent deux lames acérées... Cependant, cela ne concerne que branches rapportées: les liens du sang demeurent au-dessus de tous les tourments, sans limites et sans conditions.
    Obligée de quitter l'école, elle commence à travailler tôt, en tant que bonne chez des gens aisés. A seize ans, elle rencontre l'homme de sa vie, le premier et l'unique, un homme doux, un peu effacé  -  mais comment aurait-il pu résister, sans se révolter, au maternage intensif de ma tante?... Les parents s'opposent au mariage car elle est mineure mais elle déclare sans appel : "C'est lui ou la corde!" (allusion que tous les Hongrois comprennent immédiatement, la pendaison étant le mode de suicide le plus répandu dans nos campagnes). Je ne les ai jamais vu se disputer, pas même une "panne de sourire", expression qui désigne un froid passager entre époux. Ils s'adressent l'un à l'autre avec une immense tendresse, se donnant "Père" et "Mère", se tenant par la main, se gratifiant souvent d'une petite caresse ou d'un baiser.
    Difficile d'imaginer deux caractères plus contrastés. Ma tante, haute en couleurs, rit facilement aux éclats, adore danser et ne s'en prive pas, même à quatre-vingts ans passés, si l'occasion se présente. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue, pourtant, à 87 ans, elle retourne encore la terre de son jardin. Deux tragédies finissent par avoir raison de son indestructible joie de vivre.
(à suivre)